Poids des plateformes, arsenal juridique dépassé, liberté d’expression… Notre chroniqueur Eric Barbry partage son regard d’avocat sur les futurs enjeux que lui ont inspiré notre question « Quel numérique voulons-nous pour demain ? ».
Quel numérique voulons-nous pour demain ? Je ne peux répondre à cette question qu’au prisme de la profession d’avocat qu’est la mienne. Le constat est assez simple, sur internet on trouve 90% de choses bien et 10% de pourriture (il existe évidemment aucun chiffre crédible).
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Parmi la pourriture, on parlera de manière plus politiquement correcte de « cyber-harcèlement », de « violence numérique », de « haine sur internet », …
Ne pas être naïf
Avocat comme citoyen, je voudrais bien tendre demain vers un numérique plus respectueux et tolérant. Ceci dit, déformation professionnelle oblige, je vais me contenter d’être pragmatique, jamais personne n’empêchera une personne malveillante de diffuser ou colporter des contenus illicites ou de cracher sa haine au reste du monde.
La question n’est pas d’empêcher les nuisibles de publier leur contenus mais de faire en sorte que les contenus soient supprimés rapidement et les personnes poursuivies tout aussi rapidement.
Evidemment, je ne minimise pas le rôle des plateformes dans le cadre d’un contrôle a priori, mais là encore il ne faut pas être naïf. Il est impossible, sauf dans certaines dictatures de mettre un censeur derrière chaque internaute. Il ne reste donc malheureusement que les mesures visant à faire supprimer les contenus ex-post qui peuvent permettre de nettoyer les écuries d’Augias.
Et là, commence pour la victime et accessoirement son avocat, un véritable parcours du combattant.
Avec un peu de chance, la victime obtiendra, après quelques jours (entre 48 heures et 48 jours !) une requête délivrée par un juge ordonnant à tel ou tel acteur du web (généralement nos amis GAFAM) de supprimer tel ou tel contenu.
La longue lutte pour supprimer des contenus
Notre pauvre victime devra payer un avocat mais aussi un huissier et la plupart du temps un traducteur puisque nos amis GAFAM ont le chic de résider en dehors du territoire national. N’essayez pas d’obtenir la suppression d’un contenu en saisissant directement Google France, Facebook France, Twitter France … Vous serez systématiquement renvoyés, au mieux en Irlande aux pire aux US. Mais si vous êtes riches et armés de patience, vous pourrez in fine obtenir la suppression du contenu illicite et l’identité de son auteur pour engager contre lui une action judiciaire, civile ou pénale.
C’est là, la voie la plus sympathique !
[bctt tweet= »« La résistance est telle que la seule tentative de réguler les plateformes s’est soldée par un véritable dynamitage de la loi visant à lutter contre les contenus haineux sur internet, dite « loi Avia », en juin 2020. » » username= »Alliancy_lemag »]Parfois le contenu est hébergé directement chez les prestataires étrangers qui n’ont aucune présence ni en France, ni en Europe et pour lesquels recevoir une requête, même d’un juge français, n’émeut personne. Il m’est même arrivé de me faire insulter du seul fait d’avoir osé faire signifier une requête chez des hébergeurs américains.
Parfois, c’est le juge lui-même qui, estimant que le contenu « n’est pas si grave » ou qu’il « mérite un débat de fond », refuse tout simplement d’ordonner la suppression d’un contenu et laisse la victime face à son désarrois.
Changer un arsenal juridique dépassé
Quel numérique pour demain ? Sur un plan juridique, assurément, des moyens d’actions plus rapides et plus efficaces pour les victimes. Notre arsenal juridique est aujourd’hui complètement dépassé. Il repose sur une loi adoptée en juin 2004 (la loi pour la confiance dans l’économie numérique) et qui n’a quasiment pas été modifiée depuis. Or cette loi, pensée dans les années 2000, ne reconnait que trois types d’acteurs : les éditeurs de site web, les hébergeurs et les fournisseurs d’accès à internet. Elle ne connait ni Instagram, ni Twitter, ni Facebook, ni TikTok. Elle n’a ni pris le virage des réseaux sociaux, ni celui des applications mobiles.
La résistance est telle que la seule tentative de réguler les plateformes s’est soldée par un véritable dynamitage de la loi visant à lutter contre les contenus haineux sur internet, dite « loi Avia », en juin 2020.
Je ne peux pas dire que j’étais un fervent défenseur de cette loi, pour le moins technocratique. Mais elle avait au moins le mérite d’obliger les plateformes à désigner un représentant sur le territoire national, capable de répondre rapidement aux demandes qui lui aurait été formulées.
Pour demain, comme pour aujourd’hui, il est indispensable de refondre le droit du numérique si l’on veut lutter efficacement contre les contenus illicites. Cela passe nécessairement par une réflexion sur la responsabilité des réseaux sociaux et autres plateformes, sur la formation des magistrats qui sont en charge d’accorder ou non les requêtes aux victimes de mettre en place des procédures de signification rapide de ces requêtes et d’éviter le parcours du combattant et surtout de permettre, même si notre code actuel ne l’autorise pas, d’assortir les requêtes relatives à internet d’astreintes significatives pour les rendre plus efficaces.
De la même manière, sans pour autant lever le sacre saint droit de l’anonymat qui protège assurément la liberté d’expression, il faut trouver les moyens d’obliger les plateformes, trop souvent récalcitrantes, à communiquer les informations dont elles disposent sur les « haters ».
Une chronique co-écrite avec Sabina Topcagic (Juriste IT)