Andréa Jacquemin est le CEO cofondateur de Beamy. Cette jeune entreprise innovante, qui s’est spécialisée dans la détection et la gouvernance des SaaS pour les entreprises, a levée 8 millions d’euros en avril 2022. Son dirigeant revient sur les importants changements de parti-pris qu’il constate chez les DSI actuellement.
Quelle maturité observez-vous chez les DSI français sur la question de la démocratisation technologique dans les entreprises en général, et sur la croissance effrénée du SaaS en particulier ?
Les interviews réunis dans ces pages montrent que le sujet est activement pris en compte par les grands DSI. Toutefois, il faut reconnaître que ces thèmes restent encore neufs dans beaucoup d’entreprises. On observe une augmentation rapide de la maturité, qui s’avère assez linéaire chez les DSI, alors qu’ils sont de plus en plus confrontés à ces questions. C’est particulièrement vrai en ce qui concerne leur rapport aux impacts du SaaS. On sort progressivement de la posture qui consiste en la matière à dire « mon entreprise est particulière, je n’ai pas ce genre de problème ».
Quelles sont pour vous les grandes étapes qui permettent la prise de conscience puis l’entrée en action sur le sujet ?
Le premier élément qui fait systématiquement bouger les lignes, c’est la découverte, parfois par inadvertance, qu’il y a une explosion des SaaS utilisés par les métiers de son entreprise. Depuis longtemps, les DSI ont œuvré pour mettre en place une gouvernance adaptée pour gérer le « shadow IT », mais la dynamique a changé de dimension. Il existe désormais une véritable digitalisation souterraine des métiers, et celle-ci malgré la collaboration regulière que la DSI a pu mettre en place avec les métiers.
Les raisons de la prise de conscience sont variées. Il peut y avoir un incident, avec une faille de sécurité venant d’une application SaaS qui n’apparait pas dans le scope initial ; ou bien tout simplement, la DSI doit à un moment se porter au secours d’un métier autour d’un projet qui a commencé par s’appuyer sur un SaaS, pas forcément bien maitrisé, et qu’il faut « récupérer en vol ». Les DSI sont habitués à ce genre d’évènements, mais le problème vient de leur accumulation : le déclic, c’est la notion de volume, avec la découverte de centaines de situation similaires au fil des semaines.
Au-delà de ce déclic initial, quelles sont les autres marches à franchir ?
Il est nécessaire ensuite de comprendre l’impact réel et transversal que cette situation amène pour l’entreprise. Beaucoup de DSI se disent qu’ils maitrisent les données connectées au système d’information ; c’est vrai. Mais il y a d’autres questions subsidiaires qui vont avoir des impacts en cascade : quid des données qui sortent de l’entreprise en important un fichier, voire qui sont créées directement dans les SaaS ? Quels impacts aura la tendance à l’augmentation généralisée des coûts des SaaS ?
On touche alors autant à des problématiques budgétaires, que de cybersécurité ou même d’employee experience. Le changement d’échelle sur le volume de SaaS utilisé, entraine une multiplication de la criticité absolument considérable de tous ces sujets transverses.
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Une troisième étape de maturité vient généralement avec la prise de conscience qu’il va falloir une forme d’automatisation pour gérer cette situation, associée à un processus cohérent et coordonné avec toutes les parties prenantes : IT, sécurité, achats, métiers… Est-ce que les comités d’innovation qui valident encore les SaaS avec un simple document à remplir sont vraiment capable de supporter la charge ? Comment mieux impliquer les directions métiers et quelle infrastructure va permettre d’aller plus loin ? Ces questions prennent une importance majeure pour les entreprises qui ont une volumétrie de plus de 500 SaaS, portés par les différents métiers, se renouvelant chaque année, représentant plusieurs dizaines de millions d’euros de coût consolidé, sans oublier les dizaines de nouvelles solutions qui s’ajoutent chaque mois. Il leur faut construire un système adapté au nouveau paradigme.
Quel est l’objectif à terme ? Faciliter la gestion ?
L’objectif, c’est l’autonomie des métiers, orchestrée et gouvernée par la DSI. C’est l’essence du mouvement de démocratisation technologique que nous vivons aujourd’hui. C’est aussi d’ailleurs la dernière étape de la maturité pour des DSI qui ont compris successivement l’enjeu de volume, celui de criticité, et le caractère systémique du problème : un accompagnement actif à cette autonomie.
Assurer cette autonomie revient à accorder un vrai terrain de jeu aux métiers, selon la criticité et l’impact des applications qu’ils vont utiliser. En retour, le métier est responsabilisé aux enjeux de gouvernance, et doit respecter le cadre de son autonomie : référencer son application et suivre son cycle de vie selon les règles définies par la DSI.
Ce souffle d’autonomie ne s’oppose-t-il pas à une bonne maîtrise du SaaS, justement ?
Il y a évidemment des frictions qui s’opèrent entre ces aspirations et le fait de garder la maîtrise. Mais c’est l’objet d’avoir une gouvernance appropriée qui tienne en compte des deux aspects. Elle doit permettre de responsabiliser autour des types de données, des usages des applications, tout en évitant les doublons… Et mettre en exergue la proactivité nécessaire pour bien travailler avec l’IT.
C’est justement la manière dont il faut faire évoluer le “catalogue de Service IT” de l’entreprise pour le transformer en véritable portail de la digitalisation. D’une part, en donnant visibilité aux centaines de solutions SaaS déjà utilisées et pas seulement aux « solutions IT classiques » ; mais aussi en permettant aux métiers de naviguer dans l’annuaire le plus exhaustif possible des solutions SaaS du marché, référencé selon la gouvernance de l’entreprise.
C‘est en guidant le choix des futures solutions des métiers, que la DSI engage son rôle d’orchestrateur de la transformation digitale. Ce portail de digitalisation, c’est en somme digitaliser la coordination IT-Métier sur ce sujet. Évidemment, ce n’est pas du « one size fits all » : son interface et la gouvernance associée doit être propre à chaque entreprise, selon son histoire et son industrie.
Quels sont malgré tous les points communs qui se dégagent ?
D’abord, la transparence de l’information. Ce ne veut pas dire que cette transparence doit forcément concerner 100% des solutions disponibles, mais plus on met en transparence, plus on évite les doublons potentiels et plus on facilite la coopération. Visibiliser progressivement les SaaS, fait grandir les métiers. L’autre point clé, c’est d’avoir un guide pour que les métiers aillent chercher de nouvelles solutions. Il n’est pas possible de se contenter d’un « Voilà ce qui existe chez nous ». Il faut être lucide : les métiers sont en permanence en contact avec des solutions, ils sont harcelés par les offreurs de SaaS, et ils discutent avec leurs concurrents. C’est un environnement dynamique et les métiers font déjà dans ce cadre une veille technologique majeure, très opérationnelle et business centric ! Les DSI doivent reconnaître cette capacité et la mettre en adéquation avec la veille stratégique et structurelle qui est réalisée de leur côté. Ce dont ont besoin les métiers, c’est donc d’un conseil qui visibilise le lien qu’il peut y avoir entre la stratégie du groupe, d’un point de vue green IT, confiance, sécurité… et les caractéristiques des différents SaaS disponibles. Il faut faire apparaître clairement ces règles et orientations qui sont par nature très différentes selon chaque activité.
Quel est pour vous le sujet qui est encore trop laissé de côté face à cette transformation ?
Sans doute l’importance de l’expérience des collaborateurs avec les outils digitaux professionnels. Il devient urgent de ne plus sous-estimer l’intransigeance, notamment des jeunes générations, dans le rapport à la technologie. Une mauvaise expérience utilisateur, des lenteurs, des bugs dans les outils utilisés au quotidien n’est plus supportable, surtout si la perception des métiers est que la situation ne s’améliore pas suffisamment vite. Si l’on veut fidéliser ses employés, mais aussi plus largement les faire évoluer en termes de créativité et de performance, il faut en passer par là. D’autant plus que les collaborateurs ont envie d’être acteur de leur métier ; ils veulent contribuer à l’efficience et c’est d’ailleurs pourquoi ils vont choisir des SaaS. Cette digitalisation bottom-up est un formidable vecteur de digitalisation, complémentaire avec la vision top-down plus stratégique. Il ne faut donc pas s’offusquer de l’initiative des métiers ou de leur impatience. C’est une opportunité à saisir, à catalyser et à orienter !