Des smartphones par milliers, des réseaux sociaux, de l’open data ou encore des analyses prédictives… les outils et technologies numériques changent en profondeur le monde des transports en commun.
En 2030, le nouveau métro automatique du Grand Paris Express (GPE) aura achevé d’ajouter 200 kilomètres de nouvelles lignes à la capitale, doublant ainsi la longueur actuelle du métro parisien. « L’enjeu numérique d’un tel projet ne peut être ignoré », a rappelé la Société du Grand Paris (SGP), lors de son appel à manifestation d’intérêt au cours d’une conférence, fin 2013. La loi impose que « les infrastructures du réseau du Grand Paris intègrent des dispositifs destinés à permettre le déploiement d’un réseau de communication électronique à très haut débit » 1. Mais ce défi de connectivité ne représente qu’une petite partie de l’impact que le numérique va avoir de plus en plus sur le GPE et, plus généralement, sur l’ensemble des transports en commun. « Si le déploiement du très haut débit n’est évidemment pas un sujet trivial, le projet numérique doit surtout permettre de faire apparaître des services qui vont améliorer la vie des millions de voyageurs et changer leur approche du transport », explique Jérôme Coutant, responsable numérique de la SGP. Les réflexions entamées sur le projet dès 2008 s’étaient concentrées avant tout sur le problème structurel de saturation des transports en commun parisien et sur la perception par les usagers de leurs déplacements dans et autour de la capitale. « La prise de conscience sur les possibilités offertes par le numérique est plus récente, reconnaît-il. Il faut aborder cette question avec humilité. Pour traiter de tous les sujets, nous devons nous ouvrir aux propositions et fournir à l’écosystème d’acteurs, notamment les start-up, des possibilités pour travailler ensemble. »
L’open innovation au cœur du renouveau
Dans l’appel à manifestation d’intérêt, quatre thématiques ont émergé pour le GPE : la révolution mobile, les nouveaux modes de travail et d’innovation, les données numériques comme source d’amélioration de services, ainsi que l’inégalité des usagers, des entreprises et des territoires sur le sujet numérique. Les définitions sont larges, symbole d’un tâtonnement général qui est d’ailleurs loin de toucher uniquement le Grand Paris Express. « Le numérique est un maillon des nouveaux modes d’interaction entre les personnes qui se généralisent. La société “s’horizontalise” et les rapports entre transports en commun et usages numériques s’inscrivent pleinement dans la nature des nouvelles “villes intelligentes” », résume Guillaume Crouïgneau, directeur général de Canal TP. Cette filiale du groupe de transport de voyageurs Keolis (et donc de la SNCF) édite et intègre des solutions de calcul d’itinéraire et d’information temps-réel pour les usagers. S’il y a bien un sujet sur lequel Guillaume Crouïgneau est d’ accord avec l’approche de la Société du Grand Paris pour le GPE, c’est l’impératif d’une démarche d’open innovation 2 : « L’influence du numérique signe aussi la fin d’un mode de conception et de production, en silos et descendant, de l’offre de transport. Les usagers sont plus légitimes que jamais pour la réinventer et s’appuient sur la technologie pour le faire. »
Tendre vers le parcours idéal
La relation entre les transporteurs et leurs clients ne peut plus se limiter à des approches top-down (ou descendantes). Les usagers peuvent remonter des informations avec une facilité déconcertante, informations qu’ils attendent de voir prises en compte, mais ils peuvent également communiquer de façon transversale entre eux (via les réseaux sociaux). Si les sociétés de transports n’adaptent pas les services offerts en conséquence, des tiers s’en chargeront pour eux, comme cela a déjà été le cas 3. Justement, quels sont-ils ces nouveaux services qui doivent changer les façons de voyager dans Paris et ailleurs ? Leur point commun est de fournir « une expérience client fluide de bout en bout », selon Hugues Charpentier, consultant spécialiste de la question pour la société de conseil Solucom. L’emploi d’un vocabulaire identique à celui des spécialistes de la gestion de la relation client (CRM) des entreprises n’est pas anodin. Les mêmes problématiques se posent pour fournir un encadrement du « parcours client » le plus pertinent possible de l’univers digital au monde physique. Seul l’espace change. La ville – voire la région ou le pays – prend la place du magasin. « L’expérience commence avant même que l’on ait passé le pas de sa porte, dès que l’on va vouloir utiliser un moteur de recherche pour définir son itinéraire », prévient Hugues Charpentier. Dans un parcours idéal, l’usager sait quels moyens de transport il va prendre selon ses besoins, mais également où se placer dans la rame en fonction de ses correspondances, où sortir d’une station sans avoir le moindre doute, tout en recourant à la géolocalisation sur son smartphone pour bénéficier d’informations supplémentaires, d’opportunités nouvelles (voir encadré ci-dessous) le long de son cheminement… jusqu’à l’arrivée à sa destination finale.
Beaucoup d’initiatives existent déjà sur l’un ou l’autre de ces enjeux, pris indépendamment. Le générateur d’itinéraires proposé par la RATP ou celui du Syndicat des transports d’Ile-de-France (Stif) prend en compte de plus en plus de facteurs de personnalisation, mais aussi les reports de trajets en cas d’incidents sur les lignes. L’application Tranquilien, que propose le réseau Transilien de la SNCF, permet quant à elle de trouver « le train le plus confortable pour voyager » en prédisant l’affluence de voyageurs en fonction d’événements aussi divers que les jours de la semaine, la densité de population des villes ou encore la météo. L’outil a été développé à partir d’une démarche d’open data, en partenariat avec la start-up Snips, qui réunit des data scientists spécialistes des technologies prédictives et des infrastructures urbaines.
Trois défis pour demain
L’enjeu à l’heure actuelle est donc de dépasser ces solutions « spécialisées », de globaliser la démarche et d’être certain de couvrir tous les aspects du voyage d’un usager, plutôt que d’avoir seulement une information sur le tronçon qui concerne directement le transporteur. Pour Guillaume Crouïgneau, la gestion harmonieuse de la multimodalité, la combinaison de tous les modes de transports – de la voiture personnelle au métro, en passant par la marche à pied ou le vélo –, est l’un des défis les plus importants du transport à l’ère du numérique. Un impératif que pointe également Hugues Charpentier pour qui les nouveaux services doivent favoriser le report modal en fonction des situations de chacun. « Pour y parvenir, cela nécessite cependant une excellente collaboration entre de nombreux acteurs différents et, sans doute, un chef d’orchestre, un peu à l’image du Stif en Ile-de-France, qui fixera des normes et les règles du dialogue entre les transporteurs », estime t- il. Ce passage harmonieux d’un transport à un autre, personnel ou en commun, est d’autant plus complexe qu’il peut rapidement devenir politique, à l’heure où les enjeux écologiques et de financement public sont au cœur des débats.
La multimodalité n’est cependant pas la seule opportunité d’amélioration soulevée par le numérique. « Simplifier l’accès à tous, révéler l’offre disponible de transport, en indiquant la bonne solution au bon voyageur, de façon intuitive, est également un enjeu de premier ordre », souligne Guillaume Crouïgneau. Un objectif ambitieux alors que tous les passagers ne sont pas égaux devant les outils numériques ou même devant les grands réseaux de transports urbains, dont les bonnes pratiques sont parfois contre-intuitives.
Prédire et s’adapter
Enfin, d’après le directeur général de Canal TP, le sujet qui fera la différence pour un réel renouveau de la relation usager est celui de l’individualisation et de la personnalisation. « A l’heure du transport collectif, il s’agit d’abandonner le temps et la vitesse de déplacement comme seuls et uniques référentiels de pertinence. Il va falloir prendre en compte les spécificités des besoins de chacun de façon beaucoup plus fine », précise-t-il. Un exemple ? « Des personnes âgées seront sans doute prêtes à allonger la durée de leur voyage à condition d’être certaines d’avoir des places assises dans leur métro et leur bus. » Le numérique ne doit pas se contenter de mieux informer sur les incidents pour rassurer… il doit également permettre d’anticiper, d’après Davy Tessier, le dirigeant de Disko. Cette jeune entreprise, créée en 2008, se définit comme une agence de « social intelligence » et collabore notamment avec Transilien sur la veille, la compréhension et la communication que permet le croisement des données clients avec celles issues des réseaux sociaux et de l’open data. « Il y a maintenant la possibilité d’apporter des services personnalisés, mais aussi de prédire qu’une chaîne d’événements, comme un incident de métro lors d’une grande manifestation sportive, par temps de pluie, va en entraîner une autre bien spécifique… », résume Davy Tessier. Une connaissance qui doit permettre de mieux influer sur les flux et d’améliorer la qualité des voyages en toutes circonstances. « Le numérique ne résoudra jamais les problèmes structurels de saturation des transports en Ile-de-France, mais il peut amoindrir les tensions », juge cet expert. Les transporteurs sont-ils cependant prêts à se donner les moyens pour relever ces nombreux défis ? Oui, d’après le dirigeant de Disko, qui s’appuie sur son expérience avec la SNCF. « Le fait que les usagers ont parfois une impression de lourdeur et de lenteur occulte bien trop souvent que ces organisations sont très bien dotées en termes d’hommes et de moyens. La SNCF, par exemple, s’adapte vite : il y a des changements de postes, d’organisation, pour tenir compte de ces réalités. » Ainsi, ce ne sont pas moins de treize gestionnaires de communautés qui ont été recrutés en un an, côté Transilien, pour assurer la prise en compte et la transmission d’informations aux voyageurs en temps réel. A l’image des collaborations avec Snips ou Disko, les approches en « mode agile » sont également de plus en plus privilégiées. « Tout est envisageable à partir du moment où ces entreprises sont prêtes à changer leurs habitudes », synthétise Davy Tessier.
1. Loi du 3 juin 2010 relative au Grand Paris (article 2, II, 8e alinéa)
2. L’open innovation, théorisée par Henry Chesbrough, professeur à Berkeley, se base sur le partage et la coopération entre les entreprises et prend en compte l’utilisation de l’open data, de l’open source, de l’open standard…
3. Le principe même des applications permet de développer rapidement des services ad hoc… pas toujours à l’avantage des transporteurs. De 2010 à 2011, l’application pour iPhone « Un Ticket ? », créée par deux jeunes Français, proposait de détecter les contrôles de titre de transport en s’appuyant sur le partage d’informations des usagers.
Photo : Diego Torres Silvestre