Comment permettre aux logiciels français de s’imposer à l’international ? Sébastien Dhérines, président de la jeune école Hexagone, duplique la mécanique bien huilée des géants américains en termes de formation, pour créer à l’étranger une culture de nos outils numériques souverains.
Que manque-t-il à la France pour imposer de vrais champions technologiques à l’international ? Bien sûr, on peut penser que pour y parvenir, il sera nécessaire de circonvenir aux règles européennes de la concurrence. Mais il est également nécessaire que des personnes dans les organisations aient la volonté de se doter de logiciels français, parce qu’elles les maîtriseront parfaitement et qu’elles les verront comme des références naturelles. Or, faire naître de tels ambassadeurs dans les entreprises et les administrations demande d’aller plus loin que les approches marketing traditionnelles des éditeurs.
C’est en tout cas le constat, et le pari, fait par l’école Hexagone, dirigée par Sébastien Dhérines. Créée en 2020, l’école compte deux campus à Versailles et Clermont-Ferrand, qui accueillent déjà 150 étudiants, le double étant prévu à la prochaine rentrée scolaire. Elle veut mettre en œuvre un modèle unique en France parmi les très nombreuses écoles du numérique. Celui-ci s’inspire d’une mécanique bien huilée employée par les grands éditeurs de logiciels américains depuis des années.
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Stratégie d’influence et d’intelligence économique
« Depuis les années 90, ces entreprises donnent aux écoles qui forment au numérique, en France notamment, des licences et des contenus gratuits pour leurs outils. Les établissements, sous contrainte budgétaire, sont toujours à la recherche de bons plans, pour pouvoir apporter des formations de qualité. Or, créer des contenus académiques demande du temps et des moyens. Les écoles voient donc un avantage certain à profiter de ces partenariats, que ce soit en termes d’image ou pour améliorer le taux d’employabilité de leurs élèves grâce aux certifications qui sont ensuite associées aux formations sur les outils. Au risque dans l’absolu de perdre la maîtrise académique des contenus. » explique ainsi Sébastien Dhérines.
Le président de l’école Hexagone note qu’il s’agit clairement d’une stratégie d’influence et d’intelligence économique, avec lesquelles les sociétés américaines sont très à l’aise : « Le même genre de logique s’est vu plus récemment au travers des programmes Start-up gratuits et « tout équipé » proposés par des acteurs comme Microsoft ou AWS, par exemple ».
Le développement des contrats de professionnalisation depuis les années 2017-2018 a remis le sujet sur le devant de la scène aux yeux de Sébastien Dhérines. « Cela a commencé à me perturber fortement, car je me suis rendu compte que l’Etat déboursait de facto environ 30 millions d’euros par an… pour former exclusivement à des produits américains. » raconte-t-il. Au-delà de la question de l’employabilité des compétences et de l’efficacité des outils concernés dans la transformation numérique des entreprises françaises, c’est surtout une problématique de long terme qui préoccupe le dirigeant : « La valeur ajoutée ne reste clairement pas en France. Un des effets des formations et des certifications est de permettre de détecter les talents à très haut potentiel, qui pourront ensuite être débauchés par les grands éditeurs. Cela organise la fuite des cerveaux. Et les profils qui restent deviennent des ambassadeurs, notamment à travers les grands partenaires intégrateurs qui poussent les produits américains dans les entreprises en transformation ».
Faire de la France un « show-room »
Mais si ce mécanisme, bien rodé et installé depuis des années dans le paysage, est si efficace, pourquoi n’est-il pas utilisé par des éditeurs français avec le même succès ? Pour le président de l’école Hexagone, plusieurs facteurs entrent en compte. D’une part, une séparation qui a toujours été plus nette entre l’enseignement supérieur et le privé en France qu’aux Etats-Unis : « Chez nous, ce sont deux mondes qui ne se parlent pas et ne se comprennent pas, alors que les Etats-Unis sont dans une logique de conquête économique où tout le monde joue son rôle ». En France, les deux univers ont également souvent en commun un manque de vision concernant les stratégies d’export, ce qui ne facilite pas les discussions sur le sujet.
D’autre part, du côté des éditeurs de logiciel français, le savoir-faire en matière de création de contenus d’expertise à partager et de certification, reste très limités. De nombreux dirigeants ne voient pas le sujet comme un investissement à part entière, contrairement à leurs homologues outre-Atlantique. Les « académies » professionnelles du logiciel restent ainsi anecdotiques en France. « Il y a cependant de plus en plus de contre-exemples, d’acteurs qui s’emparent du sujet, mais ne savent pas trop comment faire. Ce sont notamment ces entreprises que l’on veut aider, en proposant de faire pour eux l’ingénierie pédagogique, d’intégrer dans nos programmes de nouveaux contenus créés avec eux » souligne le président de l’école Hexagone.
Les deux campus français de cette dernière sont en la matière un « show-room » de ce savoir-faire. « Mais le vrai objectif est à l’étranger, pour faire de l’influence. A la fois sur les prochains bac+3 ou bac+5 qui rejoindront des entreprises étrangères en sachant utiliser avant tout d’excellent outils français, mais aussi pour des professionnels en poste » décrit Manon Anselme, coordinatrice académique et pédagogique de l’Ecole. En effet, l’urgence ne permet pas d’attendre que les étudiants actuels parviennent aux responsabilités, quand ils pourront enfin peser sur les choix technologiques de leur entreprise, comme c’est le cas actuellement pour des directeurs qui ont été formé il y a 15 ou 20 ans sur des logiciels américains : « Nous montrons donc aussi ce que nous savons faire en termes de formation professionnelle et continue, par exemple avec des MBA. Récemment nous avons ainsi participé au Forum Méditerranéen de la cyberdéfense en ce sens, car nous avons une vraie carte à jouer en France sur les outils cyber ». L’éditeur français de sécurité Stormshield est d’ailleurs l’un des partenaires les plus engagés avec l’école et qui commence à bénéficier des retombées de cette stratégie.
Tunisie, Arabie Saoudite, Kazakhstan, Indonésie…
Si l’école Hexagone n’imagine pas pouvoir toucher le marché américain, très protégé, de la sorte, elle se développe au contraire auprès de pays qui cherchent souvent à réduire eux-aussi leur dépendance aux technologies US. A commencer par la Tunisie, véritable base arrière de l’off-shore informatique français, qui intéresse au plus haut point les acteurs asiatiques, mais auprès de laquelle la France à de nombreux arguments à faire valoir. Les formations en cours y accueillent 80 étudiants, avec un objectif à 600 dans les prochaines années.
L’Arabie Saoudite est également un candidat de choix. « Le pays cherche à préparer « l’après-pétrole » notamment avec la technologie ; le tout en se ménageant une sorte de troisième voie entre les Etats-Unis et la Chine. Sur le numérique, les Français sont vus comme en avance. La demande est très forte. Nous visons 10 000 étudiants d’ici cinq ans. » explique Sébastien Dhérines.
D’autres pays sont également concernés par cette exportation des savoir-faire français, comme le Kazakhstan, qui est déjà un partenaire stratégique de la France sur des questions de matière première comme l’uranium, ou l’Indonésie, qui émet le souhait depuis plusieurs mois de mettre en œuvre une vraie montée en compétence cyber. « Dans tous les cas, l’objet est bien de ramener la valeur ajoutée en France, à travers la conception et la traduction de nos programmes académiques, mais aussi l’impact sur la R&D des éditeurs. A La Rochelle, nous ouvrons un centre d’industrialisation des contenus et médias, pour avoir des adaptations immédiates en anglais et en arabe », dévoile le dirigeant.
De nouvelles pratiques académiques
Sébastien Dhérines entend choisir ses combats pour ne pas tomber dans les pièges habituels de la formation : « Pour faire de nos campus de vrais ambassadeurs de l’excellence numérique française, nous devons éviter des déperditions. Nous n’acceptons par exemple plus que nos bac+4 et bac+5 aillent finir leurs formations dans des ESN, où l’on sait qu’ils n’apprendront rien et qu’ils se retrouveront perdus au milieu de centaines d’autres consultants. Nous voulons au contraire développer une culture qui leur permette d’aller vers les produits français systématiquement. ».
De nouvelles approches pourraient naître dans les prochains mois pour faciliter ce parti-pris, avec par exemple la création de « classes équipes » de 18 étudiants, qui seraient dédiés en amont à une grande entreprise partenaire. « C’est une idée en avance de phase pour le moment, mais cela pourrait permettre d’intégrer des projets français d’ampleur au sein de grandes DSI, plutôt que de diluer les compétences et les expertises en saupoudrant » estime le président d’Hexagone.
D’autres écoles pourraient-elles s’inspirer de ce modèle ? « Pour le moment, sur 140 écoles du numérique en France, 139 affichent surtout des logos de partenaires américains. » souligne le dirigeant. Mais il ne perd pas espoir : « On veut que les projets se multiplient. Nous ne nous voyons pas comme concurrent dans le maillage territorial. Je ne veux pas spécialement ouvrir de nouveaux campus en France. D’autres écoles périphériques installées pourraient donc se rapprocher de nous et profiter de nos programmes et contenus pour se différencier ». Définitivement, l’école Hexagone, dont la marraine est Nathalie De Gaulle, arrière-petite-fille du Général, a le regard tourné vers l’international.