Hyperconnexion en milieu professionnel : quand faut-il s’en inquiéter ?

Notre chroniqueuse invitée Diane Rambaldini met face à face les phénomènes d’hyperconnexion décriés chez les plus jeunes et ceux constatés en entreprise. Elle attire l’attention sur cette problématique qui use les organisations à bas bruit.

C’est un fait. Nous sommes tous hyperconnectés ! Il suffit de regarder autour de soi, la société toute entière est connectée dans les moindres de ses constituantes. Qu’on appelle ça progrès ou régression, je m’entends souvent dire que c’est le sens de l’Histoire !

Mais au-delà de ce qu’on peut lire et entendre sur l’effet des écrans sur les individus, cette hyperconnexion numérique serait-elle un risque pour l’entreprise ? Pour la productivité ? Pour la performance ?

Après nous avoir plutôt fait gagner un temps considérable, permis d’innover, après avoir facilité la communication dans le milieu professionnel, notre consommation digitale se draperait-t-elle aujourd’hui d’un voile plus sombre ?

Sommes-nous vraiment hyperconnectés ?

Si la sempiternelle question du « temps d’écran », terme que je réprouve bien volontiers tant il n’a aucun sens, déchaîne de plus en plus les passions, il y est souvent question au sein des familles et se pose le plus souvent pour les jeunes. Il est rare d’évoquer le sujet dans le cadre de l’entreprise. Et pourtant !

Comme le dit très justement Hervé Naerhuysen, le patron du groupe PRO BTP, il est bien « illusoire de penser que la lame de fond qu’est la problématique des écrans qui est en train de déferler va rester en dehors de l’entreprise. » L’entreprise est un microcosme ouvert, où les problèmes de la société et qui lui sont propres se conjuguent aux problèmes de l’entreprise elle-même. Les problématiques de conflictualité, de productivité et de sécurité que le numérique révèlent sous un jour nouveau s’imposent aussi en entreprise. « Un artisan qui a des problèmes de concentration et qui exerce un métier de précision fait émerger des problèmes de sécurité potentiels. C’est ce qui a justifié d’ailleurs notre étude ».

Pour ceux qui poseraient la question, PRO BTP est un groupe non lucratif de protection sociale au service des entreprises, artisans, salariés, apprentis et retraités du BTP. Celui-ci a créé un Observatoire d’intérêt général dont les objectifs sont d’améliorer le système de santé et d’éclairer la société et les partenaires sociaux des problèmes qui les guettent.

Je précise que je n’y ai aucune action ! Mais au printemps 2023, le centre de recherche de l’Institut Rafaël en partenariat avec l’Observatoire Santé PRO BTP a mené une étude scientifique sur un large échantillon représentatif (21 244 répondants… Respect !) afin d’évaluer nos comportements et l’organisation de la vie autour de notre usage des écrans. Que d’enseignements !

Et preuve en est, s’il en est besoin, que le sujet intéresse le milieu professionnel, déjà témoin de conséquences en son sein de cette hyperconnexion numérique.

Que nous dit l’étude ?

71% des répondants déclarent ne pas pouvoir se passer de leur smartphone

53% le consultent dès le réveil

32% le consultent à table

36% vont souvent ou toujours aux toilettes avec

45% le gardent allumé près d’eux

Il n’est nul besoin de tergiverser face à ces chiffres. L’omniprésence numérique est un fait, largement exacerbée par le smartphone, et le travail n’est semble-t-il nullement un rempart à celle-ci.

Elle est réelle et continue dans la vie personnelle comme professionnelle.

Ces premières conclusions corroborent complètement ce que nous observons à l’ISSA France lors des ateliers auprès des jeunes en milieu scolaire ou lors de nos ateliers de parentalité numérique. L’hyperconnexion se traduit par l’obtention d’un smartphone de plus en plus tôt. Il ne nous est pas rare de rencontrer des classes de CM1 dont plus ou moins 90% des élèves possèdent un téléphone et de révéler des pratiques de « doudou numérique » dans les familles.

En ateliers mixtes parents/enfants que l’on dispense notamment et de plus en plus en entreprise, il est également fréquent de constater que le numérique est au cœur du fonctionnement familial, c’est-à-dire que la famille s’organise bon gré mal gré autour du numérique en créant des pierres d’achoppement cassant ainsi la dynamique et la communication familiale. La pire des conséquences et nous en reparlerons plus loin est l’isolement. Nous sommes toujours infiniment tristes et je dirais émus de voir qu’une forêt de mains s’élève quand on demande aux enfants si à leur avis leurs parents passent trop de temps devant les écrans. Des problèmes de communication déjà bien visibles…

Quels sont les impacts de l’hyperconnexion en entreprise ?

De prime abord, aucun ! Cet état ne pose pas en effet intrinsèquement de problèmes car toute la société est concernée. L’hyperconnexion commence à poser problème quand elle devient pathologique, comme le précise le professeur Kalida, addictologue ayant participé à l’étude. Nous ne sommes donc pas tous malades selon lui, même si je me pose parfois la question…

Mais alors quand est-ce que les choses tournent mal ?

Sortez-vous votre smartphone alors que vous êtes en train de discuter avec quelqu’un ?

Vous « sentez-vous mal » quand vous n’avez pas votre smartphone près de vous ?

Votre smartphone vous empêche-t-il de dormir comme il se doit ?

Votre smartphone entame-t-il votre temps de concentration au travail ?

Répondez à ce type de questions et si vous vous entendez multiplier les « oui », alors dites-vous que c’est exactement quand ce genre d’habitudes prend le dessus et nuit au reste de votre vie, que l’hyperconnexion devient problématique et donc pathologique. Il convient alors de la traiter pour ne pas empirer. À ce stade néanmoins, ce n’est pas (encore) grave ou irréversible.

Le stade au-dessus est l’addiction. Terme galvaudé, car on l’utilise dans le langage courant en omettant sa dimension médicale. C’est en effet le stade ultime des habitudes dangereuses liées à l’hyperconnexion, car elle engendre de la souffrance. Que cette souffrance en soit la résultante directe (comme par exemple, une vraie addiction à un jeu vidéo pendant au moins plus d’un an) ou une fausse impression d’échappatoire dans le numérique pour masquer un isolement et que le numérique aggrave encore davantage (à l’image d’une personne psychologiquement seule qui cherche du contact sur les réseaux sociaux sans en trouver ou de façon artificielle et que ça rend encore plus désemparée), le résultat est le même.

Après ce point lexical, notons donc qu’à partir du moment où l’usage est excessif, sans parler encore d’addiction au sens médical, le numérique a des incidences sur l’individu, sur sa vie personnelle, sociale, sur son travail naturellement et in fine sur l’entreprise. Des témoignages nombreux de personnes se sentant « désocialisées » pendant le confinement faute de voir leurs collègues se sont multipliés. Ne plus se voir, ne plus s’écouter, ne plus s’entendre, s’interrompre à cause d’un smartphone. N’est-ce pas là aussi une forme de désocialisation ?

Je dois dire que les résultats de cette étude qui a été menée sur des individus de plus de 18 ans m’interpellent, quand je la confronte à nos propres constats à l’échelle des activités de l’ISSA France. En effet, l’étude précise que la maturité cérébrale, le développement personnel, l’équilibre psychologique, l’environnement social et familial, et même la génétique sont des facteurs aggravants ou atténuants de ces troubles, mais l’étude a été réalisée sur une population d’adultes « matures ». Voilà qui change beaucoup la donne quand j’y mets en parallèle nos constats sur une population d’enfants et d’adolescents !

Quand je lis en effet la liste des symptômes censés alerter sur des habitudes antisociales voire dangereuses chez les adultes, qu’en penser chez les enfants et adolescents à part qu’ils développent déjà sans aucun doute, des formes pathologiques.

Quelles sont les conséquences de l’hyperconnexion pour les collaborateurs ?

L’hyperconnexion a de multiples impacts sur les individus, qui peuvent être de nature à préoccuper toute organisation :

  • Il y a des problèmes physiquescomme la fatigue musculaire, des problèmes des pouces et du rachis cervical, des problèmes posturaux.
  • Les troubles ophtalmologiquessont également nombreux comme le syndrome de déficience numérique (grave fatigue du muscle oculaire), la myopie comportementale (myopie précoce à partir de 12 ans à force de fixer les écrans)
  • Une altération du sommeil fait partie aussi des impacts. Les enzymes ne sont pas sécrétées comme il faut, le sommeil et le réveil s’en trouvent perturbés, créant des temps de récupération de piètre qualité.
  • Peuvent se déclarer aussi des troubles psychologiquesrendant les personnes un peu plus déprimées ou un peu plus anxieuses, isolées
  • Enfin, des troubles de l’attention ou de concentration qui peuvent être plus ou moins majorés dans le milieu du travail.

Ceci étant dit, aucune étude n’a prouvé que l’hyperconnexion rendait bipolaire ou encore autiste. (Vous voilà rassurés, non ?!)

Là encore le parallèle  avec ce que nous observons de notre côté est saisissant.

En atelier, nous nous intéressons toujours à des points très concrets pour susciter l’attention des jeunes, à commencer par leur temps de sommeil. Je n’ai jamais beaucoup dormi, même adolescente, mais je me souviens de certains de mes amis que les parents étaient presque obligés d’« hélitreuiller » de leur lit et je me souviens aussi des week-end où il n’était pas question de téléphoner à certains avant 11H, grasse matinée oblige !

Les temps ont bien changé…

Très rares sont les ados qui dorment au moins 10 heures. Au mieux, ils dorment de 7 à 8 heures. 30% des élèves en moyenne dans les classes ont moins de 6 heures de sommeil quand ce n’est pas 4 heures, à cause des écrans bien évidemment.

À ce tarif-là, surtout si ce comportement s’inscrit dans le temps, la chaîne des conséquences risque d’être lourde sur leur développement physique, métabolique, psychique et éducatif.

Certes. Mais faut-il encore que les adultes comme les enfants et les adolescents, voire la société toute entière en soient conscients ! Et ça, ce n’est pas une mince affaire…

Comment reprendre le contrôle ?

Une des premières réactions à avoir, selon l’addictologue, c’est de prendre du recul et d’avoir la présence d’esprit d’analyser ses ressentis quand on « manipule » du numérique.

Par exemple, une trop grande excitation ou à contrario une trop grande tristesse après avoir passé du temps sur les réseaux sociaux doit alerter.

Comment je me sens avant ma connexion, pendant ma connexion et après ma connexion sont des introspections saines qui doivent conduire à se réguler. Le temps d’écran en soi ne signifie rien, comme mentionné plus haut. Ce qui importe est la maîtrise ! à partir du moment où la consommation est envahissante, quand on perd le contrôle, c’est là où le danger se construit ! C’est pourquoi d’ailleurs j’insiste sur la contre productivité à parler de « temps d’écran ».  Cela n’a pas de sens. Ce sont les usages qui comptent mais surtout leur maîtrise !

 

Jeunes et moins jeunes, même combat ?

La régulation que peut s’imposer un adulte, n’est pas au niveau de celle d’un adolescent ou d’un enfant qui n’est pas mature.

Les chiffres qui suivent ne laissent rien présager de bon pour les plus jeunes.

Près de 70% des adultes de moins de 39 ans utilisent leurs smartphones en conduisant,

  •               48% des 39-59 ans
  •               20% des 59-89 ans

Ça calme ! Preuve s’il en est que les conduites engendrées par l’excès peuvent (aussi) tuer ! Allons donc ! Je ne citerai pas le chiffre de chutes mortelles faute de selfies dangereux…

Le smartphone au volant c’est un risque d’accident multiplié par 23% (29% pour l’alcool ou la drogue histoire de comparer !). On joue dans la même cour du danger en somme.

Les déplacements professionnels ne font évidemment pas exception…

Par ailleurs, 64% des répondants déclarent passer régulièrement du temps sur leurs écrans sans réfléchir alors qu’ils pourraient faire autre chose de plus important

57% d’entre eux font défiler leur fil d’actu sans y prêter attention

53% d’entre eux déclarent perdre la notion du temps

Après la mort, l’attaque zombie. Logique au fond !

Blague à part, ce sont ces chiffres-là auxquels on doit prêter attention. Céder ce qu’on a de plus précieux à la machine, à savoir son temps de vie, concéder aussi notre attention aux algorithmes sans autre contrepartie qu’un mécanisme de récompense de très courte durée et de faible valeur ajoutée, revient à avoir le même comportement pavlovien qu’un chien qui associe une action à une friandise et un bruit.

Et, cet effet qui nous touche sans distinction est clairement selon nous démultiplié chez les jeunes dont un tas de facteurs vient corrompre le bon sens.

Si un adulte peut tordre le cou dès lors qu’il s’en rend compte à ses « mauvaises » habitudes et corriger sa façon de faire pour un mieux-être, c’est nettement plus complexe pour un enfant ou un adolescent. Tout ce qui a tendance à s’installer à l’adolescence risque de subsister.

Si la déferlante se poursuit, de vraies questions vont se poser dans la société mais aussi pour les entreprises et la productivité en général. Face à la porosité entre vie personnelle et vie professionnelle, quelles conséquences à long terme de cet usage excessif ? à qui seront-elles imputables ? Peut-il devenir un jour une maladie professionnelle ?  

Une dynamique irréversible ?

Il n’y a rien d’irréversible à notre sens si tant est que chacun prenne sa part de responsabilité (et nous sommes nombreux sur le banc !) et joue son rôle.

Depuis les plateformes numériques dont le modèle économique repose sur l’hyperconnexion et la gangrène de notre temps, de l’Etat et de l’Europe en général, en passant par la science, la médecine, les concepteurs, les familles si tant est qu’on prenne le temps de les éduquer à cette question complexe, en passant par nous, les associations, nous pouvons changer les choses.

Le Président de la République a formé un comité pour la régulation des écrans à l’attention des plus jeunes…. Ce n’est peut-être pas un hasard. Des interdictions sont-elles en préparation… ? Sauf que pour nous la priorité s’appelle la prévention et aujourd’hui, c’est un parent pauvre. Il faut la renforcer.

Des règles de bon sens, immuables, en famille comme au travail peuvent être mises en place : pas de téléphone au lit, ni aux toilettes, ni dans les salles de bains, pas de téléphone ni d’écran personnel en réunion excepté pour le preneur de notes (redonnons du vide au cerveau pour réfléchir et mieux créer), pas de téléphone à table (quand discuter sinon ?), pas de téléphone pendant les interactions humaines, éteindre son téléphone ou en couper les notifications, mettre en mode sombre, chaque fois qu’un temps de concentration est nécessaire (comme par exemple écrire cette chronique !)… sont autant de petites disciplines qui peuvent déjà faire beaucoup.

De la même façon que nous recommandons de rédiger sa charte numérique en famille et de l’élargir à tout le cercle familial et amical pour créer un maximum de continuum, pourquoi ne pas inviter les organisations à faire de même en leur sein ? La contractualisation engage et en cela elle aide le passage à l’acte.

A condition toutefois de prêcher pour la régulation plus que pour un bannissement pur et simple, très peu efficace. A l’image d’un régime alimentaire restrictif : ça marche mais pas bien longtemps et c’est pire après !

A l’ISSA France en ateliers nous proposons aussi le jeu de la règle 24 qui permet à tout à chacun de prendre conscience du temps qu’il passe à faire les choses, temps d’écran récréatif et travaillé (parfois un véritable électrochoc car entre ce qu’on pense et la réalité, il y a parfois un monde !). Au-delà de révéler un certain temps d’usages numériques, il permet surtout d’en réaliser si on en a la maîtrise, de voir si on se laisse facilement embarquer par l’algorithme (il est un peu fait pour ça en même temps !) et de constater par soi-même si ce temps nous a privé de faire quelque chose de plus important ou de plus précieux.

Que ce soit pour un élève ou un salarié, les défis que pose l’hyperconnexion par rapport à la gestion du temps n’est pas anodine. Certes le droit à la déconnexion numérique est désormais dans la loi mais quid des centaines de notifications qui « pullulent » pendant la journée ? pendant les devoirs ? pendant qu’un salarié se concentre sur son travail ? Pas facile d’innover, de réfléchir, d’entreprendre, quand une boîte de Pandore près de vous ne cesse de capter votre attention…

Un enjeu de moyens

Plus d’1 adulte sur 2 de moins de 40 ans estiment passer trop de temps sur les réseaux, et

1 sur 3 sur la tranche 39-59 ans. Beaucoup de jeunes et d’adultes sont donc souvent impuissants pour se réguler alors qu’ils se sentent perdus et aimeraient trouver de l’aide pour mieux contrôler leurs habitudes. C’est un chiffre réconfortant qui permet tous les espoirs. La conscience est en marche.

C’est d’autant plus important que les parents doivent montrer l’exemple.

Dans ce défi, l’entreprise a définitivement elle aussi son rôle à jouer et doit méditer quant à elle ce chiffre : Moins de 3% des budgets sont dédiés à la prévention et vu le phénomène de masse qu’est l’hyperconnexion, il est peut-être temps d’y consacrer plus de moyens avant qu’elle devienne un coût social et humain pesant.