[Chronique] Inspirée par un récent échange qu’elle a animé, notre chroniqueuse invitée Ana Semedo se prête à un exercice d’anticipation en imaginant les débats lors d’une table-ronde sur l’IA durable « Au carrefour des futurs », qui pourrait avoir lieu dans un avenir proche.
Lors d’une table ronde que j’ai animée récemment avec des voix inspirantes du Collège des Directeurs de Développement Durable (C3D), de Google, de Docaposte, et du Shift Project, Fabrice Bonnifet, Président du C3D, a lancé un avertissement : la pénurie inévitable de ressources minérales et d’énergie menace l’IA.
Fabrice Bonnifet a pointé du doigt une réalité alarmante : la teneur en cuivre accessible dans les mines a chuté drastiquement, passant de 3-4% dans les années 80-90 à un maigre 0,7% de nos jours. Cette baisse signifie qu’il faut désormais extraire cinq fois plus de terre pour obtenir la même quantité de métal. Selon ses prévisions, pour répondre à la demande d’ici 2040, nous devrions augmenter la production de cuivre par 3,5, celle de nickel par 17, de cobalt par 19, et de lithium par 40.
La somme de métaux nécessaire pour accompagner cette révolution technologique équivaudrait à tout ce qui a été utilisé depuis l’Antiquité. Cette augmentation vertigineuse met en lumière l’ampleur du défi qui nous attend.
Ce contexte m’a inspiré une table ronde fictive et sert de toile de fond à cette chronique, nous incitant à réfléchir profondément sur notre trajectoire technologique et environnementale.
Au cœur du futur : Un dialogue entre innovation et durabilité
Dans une époque caractérisée par une accélération sans précédent de l’IA, une table ronde fictive, baptisée « Au carrefour des futurs », nous confronte à une réalité incontournable : les limites des ressources de notre planète face à l’essor de l’IA. Rassemblant des esprits visionnaires, cette discussion imaginaire explore les voies d’un futur où technologie et durabilité doivent coexister.
La problématique des ressources finies
L’envolée des revenus de Nvidia (leader mondial dans la fabrication de puces pour l’IA (GPU)), de 10,9 milliards USD en 2019 à une prévision de 109,7 milliards USD en 2024, symbolise la croissance fulgurante de la demande pour l’IA. Mais derrière ces chiffres, une question pressante : comment gérerons-nous une éventuelle pénurie de ressources qui pourrait restreindre l’accès à l’IA pour certains, privilégiant une élite numérique au détriment de la majorité ?
Les récents tremblements de terre à Taiwan, affectant l’industrie des microprocesseurs, nous rappellent notre fragilité : en cas de rareté, comment prioriser les applications de l’IA, entre les besoins récréatifs et les impératifs stratégiques tels que la décarbonation et l’innovation ?
Un dialogue imaginé
Au sein de cette table ronde, 4 personnages fictifs s’expriment, incarnant les multiples facettes de notre relation à la technologie :
« Notre soif insatiable de technologie épuise le ventre de notre terre, bercés par le fantasme d’une abondance éternelle. », avertit le gardien des équilibres, vêtu des teintes de la terre.
Scintillant de technologie, l’innovateur rêveur, répond avec optimisme. « Dans chaque invention, il y a une promesse. L’essentiel est de guider notre génie vers le raisonnable. »
« Innover sans conscience, c’est naviguer sans boussole. Hypnotisés par le mirage du progrès, nous nous enchaînons aux fantômes de technologies fugaces. », riposte le veilleur des mirages.
Le philanthrope capitaliste, embrassant l’avenir, rassure « Sous-estimer notre potentiel à atteindre le net zéro serait une faute. Chaque obstacle est un tremplin pour innover et progresser. »
Le rôle du co-design résilient
Face à ces défis, le « co-design résilient », une méthode que j’ai approfondie grâce à l’inspiration des travaux pionniers de Raphaelle Barbier, émerge comme un phare d’innovation, pour harmoniser les objectifs divergents. Ce processus créatif et collaboratif de conception, permet de concevoir des solutions innovantes et durables en rassemblant divers acteurs, malgré leurs distances en termes d’enjeux, d’hiérarchie, de métiers, de compétences…
Il vise un « ajustement résilient » plutôt qu’une solution hâtive. En identifiant les besoins spécifiques à travers un diagnostic critique, le co-design permet d’élaborer un éventail d’options pour une adaptation efficace aux défis à venir, renforçant ainsi la durabilité et la résilience des solutions développées.
Illustré par des succès tangibles tels que la surveillance de la qualité de l’air à Athènes, l’exploitation des ressources éoliennes offshore ou la pénétration du photovoltaïque à l’échelle urbaine, le co-design résilient nous montre la voie vers une harmonie possible entre innovation et durabilité.
En réunissant des ingénieurs, des écologistes marins, des représentants des communautés côtières ou en réunissant des urbanistes, des scientifiques environnementaux et des membres de la communauté locale, ce processus a permis de relever des défis complexes à l’intersection de la technologie, de la société et de l’environnement.
À l’horizon 2030, alors que des scénarios McKinsey anticipent que 70% du marché de l’IA générative sera orienté vers le consommateur (B2C), la question de priorisation entre l’IA récréative et l’IA stratégique se pose avec acuité.
Le co-design résilient offre alors un cadre précieux pour naviguer dans ce paysage complexe. Il s’étend de la conception de services à la structuration des relations entre participants, soulignant l’importance de développer des alternatives pour les services, les modalités de coopération et les stratégies d’engagement face aux surprises ou contraintes futures.
Vers un futur construit ensemble
Notre table ronde imaginaire invite à réfléchir à la manière dont nous pouvons rapprocher ces visions apparemment opposées pour construire un avenir partagé. Elle met en lumière l’importance d’une action collective et d’une réflexion approfondie sur notre utilisation de l’IA, en mettant l’accent sur la durabilité et l’impact environnemental de nos choix technologiques.
En conclusion, le dialogue entre le gardien des équilibres, l’innovateur rêveur, le veilleur des mirages, et le philanthrope capitaliste, orchestré autour du co-design, révèle une voie vers un futur où innovation et respect des ressources finies se rencontrent.
Cette approche holistique nous encourage à briser les silos et à rapprocher nos différences pour se frayer des voies voie vers une innovation technologique qui respecte les limites de nos ressources finies et répond aux besoins de tous.