C’est en 2021 que le président de la République Emmanuel Macron a redonné un coup de boost à la filière nucléaire. Pour répondre à cette ambition de créer plusieurs EPR de nouvelle génération et de nombreux petits réacteurs, les acteurs ont de nouveaux atouts numériques.
Avec 12 ans de retard, c’est en 2024 que sortiront les premiers mégawatts de l’EPR (Réacteur pressurisé européen) de Flamanville pour alimenter en électricité jusqu’à 2 millions de personnes. Mais ce retard, causé notamment par plusieurs déconvenues sur le plan industriel, a un coût. Près de 15 milliards d’euros. Selon Emmanuelle Galichet, enseignante-chercheuse au CNAM (Conservatoire national des arts et métiers) spécialisée dans les technologies nucléaires, le numérique pourrait aujourd’hui, prévenir ce type scénario : “Pour tenir les coûts et les délais, l’utilisation du numérique est une priorité. Il fait partie des solutions incontournables pour l’efficacité industrielle et de l’excellence opérationnelle”.
Une conception numérisée
Durant les années 2000, lorsque le projet EPR à Flamanville a été initié, le numérique n’avait pas encore infusé toutes les strates. Aujourd’hui, il est présent dès la conception. “Les outils digitaux jouent énormément sur le design en permettant aux différents acteurs de coopérer et d’interagir”, indique un responsable chez EDF. Sur les nouveaux projets d’EPR de deuxième génération ou de réacteurs Nuward (NDLR : petits réacteurs modulaires dit “SMR”), le fleuron français s’appuie notamment sur des outils PLM, de la modélisation 3D et la création de jumeaux numériques. “Les nouveaux projets sont conçus en full digital”, souligne Emmanuelle Galichet.
Cette forte digitalisation appuie en premier lieu la conception du bâti : “Cela va jusqu’au câble ou l’ingénierie système. C’est déjà extraordinaire”, se félicite la maître de conférences au CNAM sur les technologies nucléaires. Mais la nouvelle filière SMR, poussée par la volonté du président Macron de tripler la production nucléaire d’ici 2050, intègre massivement ces nouveaux outils numériques dès la conception. “Faire simple n’est pas simple à faire”, sourit Antoine Guyot, co-fondateur de Jimmy. Cette startup a déposé en avril dernier la première demande d’autorisation d’un projet SMR dans l’Hexagone.
Ces réacteurs, technologiquement plus “basiques”, sont amenés à se multiplier sur le territoire grâce à une fabrication industrielle. “Avec le numérique, nous dessinons les réacteurs de manière à créer des pièces réplicables”, explique Antoine Guyot. “Il existe un vrai travail pour obtenir un objet final où seul le nécessaire est présent.” Mais au-delà de la création, la technologie va également permettre une meilleure traçabilité dans ce secteur hautement sensible. “Durant la maintenance, on peut archiver les documents. C’est l’un des objectifs premiers des constructeurs”, assure Emmanuelle Galichet.
La donnée pour plus de sécurité
Une fois la centrale créée et en fonctionnement, le numérique sera dorénavant partout pour optimiser le pilotage. “Une centrale nucléaire moderne, c’est un outil industriel qui embarque son SI (système d’information). Les deux ne sont pas conçus séparément”, indique ce directeur chez EDF. C’est notamment le cas pour les EPR de nouvelle génération (EPR2), dont le contrôle des commandes sera entièrement numérisé. “Le numérique est dès le départ un élément à part entière, au même titre qu’une turbine”, insiste-t-il.
Ce pilotage peut même aller jusqu’à l’extinction des réacteurs à distance. C’est notamment le cas pour les SMR de la start-up Jimmy, dont l’utilisation a pour but le remplacement des brûleurs à gaz utilisés comme source de chaleur dans l’industrie. “La maîtrise du produit numérique nous donne de nouvelles manières de gérer les situations industrielles”, confie Antoine Guyot. Et ce, grâce à un SI sous forme analogique permettant de gérer un parc de plusieurs centrales, mais également aux nombreux capteurs présents dans les enceintes.
“Les centrales sont des objets industriels contenant des milliers de capteurs qui fournissent de la donnée sept jours sur sept”, explique Emmanuelle Galichet. Dans ce secteur en transition numérique un peu plus tardive comparé à d’autres secteurs de pointe comme l’aéronautique, la sécurité est primordiale. La ttransformation place ainsi la surveillance au centre, y compris sur le parc actuel déjà en fonctionnement, grâce à des maintenances prédictives pilotées par la donnée. “On peut ainsi voir si une pompe est défaillante à seulement un an d’âge sans attendre la maintenance prévue”, précise l’enseignante-chercheuse au CNAM. Selon Emmanuelle Galichet, pour répondre aux exigences toujours plus importantes de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN), le numérique est indispensable, y compris pour les SMR qui ont vocation à foisonner sur le territoire.
Une compétence numérique à étendre
Dans l’ombre du mastodonte EDF, la start-up Jimmy née en 2020 mise sur un modèle qui s’approche des jeunes pousses de la tech. Une approche cloud native, un mode agile appliqué aux projets, une forte culture “dev”… tous les codes sont présents. “Nous voulons éviter les organisations hyper lourdes et redondantes avec de nombreuses réunions pour détecter les erreurs dans des fichiers Excel”, indique le co-fondateur de Jimmy, dont le nom est inspiré du dessin animé Jimmy Neutron, un jeune enfant surdoué. Ainsi, le langage Python a été généralisé, ajouté à différents tests permettant de suivre la cohérence des documents et des procédures.
Pour Emmanuelle Galichet, ces start-up ont compris que le numérique était indispensable mais n’ont rien inventé. “La différence est que chez EDF, ils sont beaucoup plus gros donc c’est plus difficile de bouger rapidement”, indique la chercheuse, qui évoque surtout l’importance de la formation dans ce secteur. “Ce sont de nouvelles méthodes et ce n’est pas parce qu’on donne à un ingénieur un outil numérique qu’il saura parfaitement s’en servir”, poursuit-elle, estimant que les profils doivent se diriger vers des doubles compétences à la fois en technique nucléaire mais également en numérique.
Avec la multiplication des jumeaux numériques, il est d’ailleurs nécessaire de ne pas seulement visualiser les installations mais également les modifier grâce à l’informatique. “Ces jumeaux deviennent plus friendly mais il y a quand même des modifications techniques à faire”, indique Emmanuelle Galichet. Le CNAM, mais également les grandes entreprises comme Capgemini et Dassault réfléchissent à des formations spécialisées. “Il est nécessaire d’apporter une compétence numérique à tout le monde et de créer de nouveaux métiers comme des data analysts avec un background nucléaire.” Des compétences indispensables
pour assurer la stratégie nucléaire de la France qui prévoit la création de six EPR de deuxième génération d’ici 2050 afin d’atteindre la neutralité carbone.