Alors qu’Alliancy organise le 2 juillet un dîner-débat à Bordeaux en partenariat avec ServiceNow pour décrypter la transformation numérique des entreprises locales, nous sommes allés à la rencontre de Jean-Noël Olivier. Le directeur général du numérique et des systèmes d’information de Bordeaux Métropole partage sa vision d’un écosystème local qui cherche des exemples concrets pour prendre les prochaines vagues du numérique.
Depuis Bordeaux, à quel point avez-vous vu évoluer le tropisme parisien sur les sujets de transformation numérique ces dernières années ?
C’est un combat assez ancien et nous sommes tous plus ou moins confrontés à la réalité de cette différence entre Paris et le reste de la France sur les sujets numériques. Moi-même, j’ai accompagné pendant 15 ans la transformation du secteur public depuis Paris dans le secteur du conseil, avant de prendre mon poste actuel. J’ai donc pu voir les deux réalités coexister. C’est un peu schizophrène : en arrivant à Bordeaux il y a quelques années, j’ai dû faire attention de ne pas imposer mon tropisme parisien ! Cependant, d’un autre côté, c’est aussi ce qui m’a porté pour me faire voir à quel point l’occasion était belle de réaliser une véritable mise à l’échelle du numérique avec tous les projets de la métropole.
Comment résumer la transformation numérique qui se joue à Bordeaux ?
La Métropole, qui réunit 28 communes, gère plus de 1500 services numériques, au service de 20 000 agents et d’une population de plus de 800 000 personnes. Nous menons une ambitieuse mutualisation et mise en cohérence de tous ces services depuis plusieurs années. C’est une transformation ambitieuse qui a de nombreuses implications, par exemple en matière de numérique responsable, avec la mesure beaucoup plus précise des impacts de nos projets.
Mais la transformation numérique d’un territoire, ce n’est pas seulement celle de sa Métropole. Si on met à part ces grandes initiatives côté public, la réalité du terrain c’est aussi le pragmatisme des acteurs privés sur le sujet. Ce que je perçois comme dynamique, c’est celle d’un numérique beaucoup plus solidaire, animé en communauté, qui pousse une grande variété d’organisations de toute taille et de toute activité à se remettre en question assez profondément. J’ai l’impression de voir dans cet écosystème plus d’acteurs différents en transformation qu’à Paris par exemple.
Après, la réalité pour les dirigeants locaux, c’est surtout de regarder ce qu’ils ont facilement à disposition. On voit moins de grandes annonces de « plans de transformation globaux ». Et plutôt que de tels plans qu’on peut facilement imaginer longs et coûteux, on voit des approches très progressives, de court ou moyen terme, avec des acteurs locaux qui vont chercher de la valeur « en mode start-up », en expérimentant pour trouver la bonne « quick win », sans trop tomber dans les effets d’annonce. Avec comme défaut que l’on parle moins de ce qui se passe sur le territoire dans les médias.
Quels sont pour vous les principaux accélérateurs des transformations en région pour ces entreprises ?
Nous avons quelques locomotives. Je considère par exemple qu’un acteur comme Cdiscount, qui est par essence une structure numérique, est un acteur majeur pour inspirer le territoire. Mais au-delà, comme l’écosystème est un peu plus petit, il y a aussi des facilités d’animation pour réaliser ce numérique solidaire que je décrivais. Le Syrpin (Syndicat régional des professionnels de l’informatique et du numérique), Digital Aquitaine, la French Tech Bordeaux… animent beaucoup la ville et le tissu régional. On se rend d’ailleurs compte que ceux qui mènent les transformations numériques dans les différentes organisations, ont l’occasion de mieux se connaître ici, que dans un territoire comme Paris et l’Île-de-France. Ils font de la taille modeste de l’écosystème un avantage, pour amener plus de transversalité et sortir des communautés qui échangent uniquement par un prisme métier. Cette proximité se retrouve géographiquement, avec des quartiers qui permettent de fédérer quelques entreprises majeures et beaucoup d’acteurs plus petits autour d’elles, par exemple autour du quartier des Bassins à flot, au nord de Bordeaux. C’est un peu notre propre « Station F » (en référence au campus de start-up parisien, NDLR) !
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La croissance de la ville a, de manière générale, été un facteur positif pour favoriser la création d’emploi dans le numérique et le recrutement. Il y a aussi eu un effet « post-Covid », qui fait que les entreprises accèdent un peu plus facilement aux compétences et aux marchés numériques aujourd’hui. L’animation territoriale s’est également renforcée autour de la French Tech ces dernières années.
Par ailleurs, je pilote l’aménagement numérique du territoire, avec les investissements importants. Selon nos calculs, si l’on n’avait pas fait la délégation de service public sur la fibre, voilà quatre ans, nous aurions par exemple été confrontés à l’équivalent d’une perte de 2 milliards de PIB à l’échelle locale !
Quelle maturité constatez-vous aujourd’hui chez les entreprises de taille intermédiaire de la région, qui n’ont pas forcément les mêmes moyens que les grands groupes sur le numérique ?
Il est certain que les moyens sont un peu plus limités et ces acteurs insistent d’ailleurs tous sur le besoin très fort de mieux maîtriser leurs coûts à tous les niveaux. De la même façon, il n’y a pas les mêmes montants de levées de fonds qu’à Paris pour les entreprises innovantes du numérique. Mais pour autant, la réflexion de fond qui anime tout le monde, c’est bien : « qu’est-ce qui se passe si je ne fais pas de numérique ? ». Ces dirigeants ont intégré le fait que dans beaucoup de cas, cela revient à ne plus exister. Cette prise de conscience est associée à une question de fond sur les modèles économiques. Cette dernière est sans doute même beaucoup plus forte qu’au sein des grands groupes, pour qui il y a moins ce sentiment de pression, voire de nécessité de survie. Les ETI se remettent en question et font de plus en plus évoluer leurs modèles, en profitant notamment des changements de dirigeants ou du renouvellement générationnel dans les entreprises familiales. De plus, l’effet d’entraînement communautaire n’est pas anodin : la proximité de l’écosystème joue beaucoup. Chacun est plus attentif à ce que fait son voisin sur ces tailles d’entreprise.
Quelle est leur plus grande difficulté dans ces transformations numériques ?
Je dirais que le point commun, notamment pour les entreprises de taille intermédiaire, c’est l’enjeu de cybersécurité. L’omniprésence du numérique et de la cybermenace fait qu’elles ne peuvent plus avancer sur leurs chemins de transformation chacune à leur rythme sans se poser de questions. Les risques sont importants et le besoin de mieux se défendre collectivement est notable. Une antenne régionale du Campus Cyber a d’ailleurs ouvert en ce sens pour mieux les accompagner.
Cette préoccupation cyber percute fortement les enjeux liés à la transformation de la relation client et de l’excellence opérationnelle par le numérique dans ces organisations. Les outils changent, mais ils demandent derrière d’autres adaptations : sur les processus, sur la protection des savoir-faire, des secrets industriels… Dès qu’elles se montrent ambitieuses sur leur transformation, ces entreprises se rendent compte également qu’il y a un grand pas à faire en matière de cybersécurité…
À l’inverse, peut-on parler de technologies qui seraient des game changers dans la perception de ces ETI ? Comment vivent-elles par exemple la « vague IA » déclenchée depuis 2022 ?
La vague, qui est bien ressentie à Paris, n’est pas encore complètement arrivée en province. Mais tout le monde se prépare à l’avoir prochainement, et à devoir gérer l’équilibre entre opportunité, risque et coût. Les dirigeants sont à la recherche de retours d’expérience concrets sur l’IA générative, avant de se lancer dans des investissements clés. Et l’autre préoccupation majeure qui revient en permanence est celle de la difficulté d’intégration dans les systèmes existants.
Dans un dîner récent auquel j’ai participé avec l’éditeur ServiceNow, il y avait d’ailleurs une difficulté intéressante qui était pointée : dans le contexte médiatique actuel, on a vite fait en tant que DSI d’être convoqué par le comité exécutif pour s’entendre dire : alors qu’est-ce qu’on fait sur l’IA générative ? Il y a des injonctions contradictoires. Dès lors, le plus important, c’est de trouver des solutions pour expérimenter et tester, sur des périmètres réalistes pour des entreprises de taille intermédiaire. Cela reste encore bien différent de se lancer ensuite à l’échelle de toute une organisation. Sur ce dernier point, on n’y est pas encore.
Vu de la Métropole de Bordeaux, ce sont les mêmes questions qui se posent ?
D’une certaine façon. On se demande aussi comment intégrer ces usages de façon fiable. Qui pourraient être les « agents augmentés » ? Et, le cas échéant, comment maintenir l’équité si tous les agents ne sont pas concernés ? On imagine que sur certains domaines en tension, comme la comptabilité par exemple, l’intelligence artificielle pourrait être une aide précieuse. Mais dire cela ne règle pas la réalité opérationnelle de son usage et, surtout, le chantier de transformation à conduire pour faire en sorte que l’outil soit adopté. La technologie ne suffit pas : les courbes d’apprentissage des utilisateurs tout comme la mise en accessibilité de données fiables et de qualité sont des éléments extrêmement structurants pour que l’IA soit pertinente dans nos organisations.
À ce titre, en tant que directeur du numérique, nous avons d’ailleurs tous une vraie responsabilité pour faire en sorte que les outils mis en place soient à la hauteur… L’effet « wahou » de l’IA n’est pas suffisant : il finira par passer. Et il ne faut pas qu’il empêche d’avoir le bon niveau de discussion avec les interlocuteurs métiers concernés par ces transformations.
Comme les ETI, nous sommes donc encore dans une situation d’entre-deux et en attente de voir des exemples concrets et les résultats des premières expérimentations. D’autant plus que la dimension réglementaire, à travers l’AI Act européen, ne va pas être anodine dans les collectivités. On ne peut pas se lancer dans des projets qui risqueraient d’être remis en question dans quelques mois seulement.