En écho au dîner-débat organisé à Bordeaux par Alliancy en partenariat avec ServiceNow sur le thème de la transformation de la compétitivité des entreprises régionales avec le numérique, nous sommes allés interroger l’écosystème local : quelles sont les forces de ces ETI ? Et que leur manque-t-il encore ?
En manque de transformation numérique, les entreprises de taille intermédiaire (ETI) implantées en région ? À regarder les annonces médiatiques sur le sujet, certains pourraient le penser. Le discours autour de l’innovation numérique, quand il n’est pas porté par des start-up, l’est aujourd’hui par de grands groupes internationaux au siège parisien. « Nous sommes tous plus ou moins confrontés à la réalité de cette différence entre Paris et le reste de la France sur les sujets numériques » note ainsi Jean-Noël Olivier, directeur général du numérique et des systèmes d’information de Bordeaux Métropole. Ancien consultant, le responsable a une conscience aiguë des risques de ce « tropisme parisien » portés par les très grandes entreprises, mais souligne également le dynamisme et le pragmatisme des écosystèmes locaux.
Cela est particulièrement vrai quand on regarde de plus près le tissu économique. Les ETI, ces entreprises qui, selon l’INSEE, comptent entre 250 et 5000 salariés pour un chiffre d’affaires inférieur à 1,5 milliard d’euros, sont très présentes en région. Mais elles ne sont pas les plus bavardes pour parler de leurs transformations, alors que celles-ci sont pourtant réelles et profondes.
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« Nous ressentons la forte accélération »
« En fait, nous avons beaucoup d’acteurs qui ont fortement numérisé leurs activités, mais cela est moins visible car il s’agit d’entreprises et de marques qui sont généralement peu connues du grand public, avec des activités « BtoB » plutôt que « BtoC » » témoigne Lionel Raffin, directeur général de GeoSat, une ETI de géomètres-experts, forte de 600 salariés. Celui qui est également vice-président du Club des ETI de la région Nouvelle-Aquitaine, en charge des sujets de transformation numérique, insiste sur le succès rencontré par le sujet auprès des 130 membres : « J’anime depuis trois ans des rencontres thématiques sur les différents défis du numérique pour des organisations de notre taille. À chaque fois, elles rencontrent un franc succès. Et cela traverse tous les secteurs : que ce soit des entreprises très industrielles ou d’autres beaucoup plus tournées vers le service. La réalité de la numérisation a rattrapé tout le monde et nous ressentons la forte accélération ».
Parmi les sujets qui mobilisent le plus les dirigeants de la région bordelaise, certains se démarquent particulièrement. « Le risque cyber rencontre son public : c’est criant dans l’actualité et la prise de conscience est très nette. On sait tous que des sociétés de notre taille peuvent fermer en moins de quinze jours suite à une cyberattaque justement parce que nous sommes dépendantes du numérique » signale le directeur général de GeoSat. Et de citer les risques démultipliés de « supply chain attacks », c’est-à-dire le cas où les systèmes numériques d’une entreprise sont compromis par un fournisseur, ou compromettent en rebond ceux d’un client. Une menace qui concerne en particulier les acteurs industriels, parmi lesquels de nombreuses ETI et PME, comme le souligne la directive européenne NIS2 qui entre en vigueur cette année pour mobiliser les entreprises sur le sujet.
La création d’un Campus Cyber à Bordeaux est le reflet de cette prise de conscience. « Nous sommes fortement en contact avec les PME et ETI du territoire » confirme Guy Flament, son directeur. « Elles veulent pouvoir avoir une action sur les chaînes de sous-traitance. Dans nos statuts d’association, nos 160 membres offrent 1% de leur temps pour mener des actions en commun. C’est ce qui a permis de faire émerger l’outil diagnostic « MonAideCyber » pour faire des diagnostics cyber gratuits auprès des entreprises du territoire, alors que 90% des solutions du marché sont plutôt taillées pour les grands groupes ».
L’intelligence artificielle au centre des attentions
Cette attention portée à la cyber est bien la preuve en creux de la profonde transformation numérique des entreprises locales. Au-delà des risques, l’autre sujet qui se démarque est d’ailleurs celui de l’emploi de l’intelligence artificielle. « On sent tous que cela va changer beaucoup de choses dans nos habitudes, que ce soit sur l’excellence opérationnelle ou l’expérience client » résume Lionel Raffin, qui s’attend à voir des changements importants chez ses membres dans l’année à venir.
« La vague [de l’IA], qui est bien ressentie à Paris, n’est pas encore complètement arrivée en province » confirme Jean-Noël Olivier « mais tout le monde se prépare à l’avoir prochainement et à devoir gérer l’équilibre entre opportunité, risque et coût ». Le directeur du numérique souligne d’ailleurs les fortes attentes en la matière des directions générales.
En particulier, les premiers exemples de mise en production de l’IA générative au sein de grands groupes sont scrutés de près. Ce sont leurs réussites qui inspirent, plutôt que les propositions innovantes venues des start-up. Une approche pragmatique, qui souligne que si les cycles technologiques s’accélèrent, la volonté de ne pas céder aux effets marketing reste très forte.
Si la prise de conscience sur les sujets clés que sont la cyber et l’IA est bien au rendez-vous, que manque-t-il donc aux ETI régionales pour faire du numérique leur meilleur allié ? Peut-être une plus profonde intégration aux écosystèmes locaux.
La discrétion des ETI dans l’écosystème
Laurent-Pierre Gilliard, maître de conférences à l’université Bordeaux Montaigne, est aussi directeur prospective et communication pour Unitec, incubateur de start-up de référence de la scène bordelaise. À ce titre, il estime que les PME et ETI ne s’appuient pas encore assez sur les forces des réseaux du numérique de la région : « Autour d’une « grande ville moyenne » comme Bordeaux, l’avantage c’est la proximité des réseaux : tout le monde se connaît bien. Et il y a une dynamique French Tech forte, qui fait une passerelle entre les formations, les grandes entreprises qui sourcent de l’innovation, les filières professionnelles… Ce maillage aide l’accélération numérique. Or, l’élément marquant c’est vraiment la discrétion des ETI dans l’écosystème : on ne les voit jamais ».
Le responsable note que depuis la pandémie, les échanges entre les pôles de compétitivité, les acteurs de la formation initiale ou continue, ceux de l’innovation, du financement ou encore des laboratoires de recherche, se sont resserrés. « Même les grands groupes se mobilisent beaucoup plus qu’avant sur la place bordelaise. Mais pour les grandes PME et les ETI, c’est beaucoup plus compliqué. Je ne vois plus les responsables de l’innovation avec lesquels j’échangeais alors que j’étais moi-même à la R&D d’une entreprise comme Lectra ». Selon lui, ces acteurs se tournent plus volontiers vers l’international, notamment à travers des salons dédiés à leur activité spécifique, plutôt que de regarder la dynamique d’innovation sur leur territoire d’origine.
Et c’est un manque ; car tous les observateurs s’accordent à mettre en avant la réussite et les capacités des « championnes » locales. La transformation de Lectra vers l’industrie 4.0 est présentée comme une référence. Passer de la découpe mécanique de tissu à des solutions technologiques, y compris cloud, managées pour l’industrie de la mode, est un succès qui a été mené tambour battant. En fournissant de Louis Vuitton à Zara, l’entreprise s’impose au niveau mondial, y compris face à ses concurrents américains.
Réussite aussi pour les innovations portées par la société pharmaceutique CEVA Santé Animale, avec par exemple la révolution des seringues connectées pour l’industrie animale. Ou encore pour la diversification du groupe Picoty, expert en énergie, passé par une intense phase de transformation numérique d’une décennie, et ce malgré une violente cyber-attaque il y a quelques années qui ne l’a pas freiné.
Besoin de locomotives
« Les ETI, ce sont des « Entreprises de Taille Idéale », avec de la puissance et de l’agilité, mais aussi des actionnariats pérennes, ce qui explique ces succès » résume Antoine Hennache, directeur de l’entreprise de service numérique HN Services qui s’est implantée à Bordeaux en 2023. Il paraphrase en la matière Pierre-Olivier Brial, vice-président du Mouvement des ETI (METI) et directeur général du groupe spécialisé dans la distribution BtoB, Manutan, qui s’est fait héraut de la transformation de ces « entreprises de long terme ».
Toutefois, le directeur d’HN Services, elle-même une ETI, note des différences notables entre la région bordelaise et d’autres, ailleurs en France, où son entreprise mène ses activités. « Pour une ESN qui accompagne la transformation numérique, je trouve Bordeaux difficile comme marché, comparé par exemple à Nantes, Lille, Lyon ou même Aix-en-Provence. Il y a beaucoup d’ETI effectivement, mais ce qui manque ce sont de vraies locomotives pour l’écosystème » souligne-t-il. En Nouvelle-Aquitaine, ce sont ainsi Cdiscount, champion du commerce en ligne, et dans une moindre mesure, Betclic, spécialiste des paris sportifs, qui jouent ce rôle. « Un seul acteur comme Cdiscount ne peut pas animer une grande place de marché sur le numérique, ni favoriser beaucoup de synergies locales. Du coup, l’effet d’entraînement va reposer sur des initiatives comme la French Tech, car les ETI n’adressent finalement pas beaucoup les sujets locaux. Et pour en récolter les fruits maintenant, il faut que ces politiques aient été menées activement depuis déjà des années » reprend Antoine Hennache.
L’attractivité et les compétences comme motivation
La donne pourrait-elle changer ? Oui, car l’intérêt pour les ETI de profiter du dynamisme de l’écosystème local est devenu plus fort, alors que ce dernier se développe. « Cdiscount a admis il y a plusieurs années déjà, que l’entreprise connaissait assez mal l’écosystème local, ne serait-ce que pour se sourcer en talents et en innovation. Ils se sont impliqués depuis : il y a eu une prise de conscience et une action spécifique en ce sens » illustre Laurent Pierre-Gilliard.
Tout en évitant l’emballement et la surenchère sur la technologie, la compétition est bien réelle, notamment sur les talents. D’où l’intérêt pour les acteurs de s’appuyer sur des réseaux différents. « La Nouvelle Aquitaine, ce sont environ 800 000 entreprises. Quand toutes accélèrent leur transformation numérique, c’est un mouvement de fond qui n’est pas anodin. Or, nous savons tous que sur l’accès aux compétences, il y a des tensions importantes, même si ce n’est pas comparable à Paris » commente Guy Flament, qui souligne l’implication de plus en plus grande des écoles locales. « Le fait d’avoir des champions, des gros employeurs de référence, est à voir comme une force : cela stabilise aussi le marché, en permettant aux jeunes professionnels de se dire qu’ils auront des points de rebond dans la région. Cela amène de la sérénité » continue-t-il.
Et la demande est là chez les talents. « De nombreux jeunes diplômés lâchent au bout d’un ou deux ans leur contrat auprès des grandes structures qu’ils ont rejointes, face au manque de souplesse de celles-ci » souligne Laurent Pierre-Gilliard. Il estime que les PME et les ETI ont donc une carte supplémentaire à jouer autour de l’innovation RH. « Tout n’est pas qu’une question de salaire. On voit un effet d’entraînement sur le sujet autour de la recherche du sens au travail, de l’ambiance, de la fidélisation… Et ce n’est pas qu’une histoire de start-up de la tech. Des dirigeants de PME et d’ETI peuvent vraiment faire la différence en la matière sur des hiérarchies plus plates, des fonctionnements en objectifs projets… ». Avec, à la clé, des gains de productivité et de compétitivité. Reste à partir de là à mieux partager les recettes entre pairs, pour être « plus forts ensemble » et générer collectivement de l’attractivité sur le territoire.