La souveraineté numérique, clef de voûte d’une souveraineté économique

Sur la scène de l’USI (Unexpected Source of Inspiration), qui a fait de la souveraineté, le thème de son cru 2024, l’économiste Sarah Guillou a évoqué les risques que l’importance des technologies numériques fait peser sur la souveraineté économique des États.

1 500 milliards. C’est le montant record du chiffre d’affaires des GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft) en 2023. “C’est l’équivalent du PIB de l’Espagne ou de l’Australie”, compare Sarah Guillou, économiste et directrice du pôle innovation et concurrence à l’OFCE (Observatoire français des conjonctures économiques). Cette domination des acteurs de la Tech leur confère des “hyper-pouvoirs” qui, selon elle, peuvent venir contester la souveraineté économique des États. L’économiste de l’OFCE définit cette dernière comme : “La situation d’un État souverain qui est en mesure d’influencer l’ordre économique mondial et de satisfaire les besoins essentiels de sa population dans une situation de dépendance non asymétrique”.

Un hyper-pouvoir qui dépasse des États

Durant la dernière décennie, et grâce à des revenus toujours plus importants, ces entreprises ont investi de nombreux domaines souvent régaliens comme la santé, le spatial ou encore la défense. “La part de ces entreprises en R&D ne fait que croître. Elles deviennent le moteur de la recherche mondiale”, constate Sarah Guillou sur la scène du théâtre Claude Lévi-Strauss au musée du Quai Branly à Paris. Mais elle précise qu’elles ne sont qu’une poignée à effectuer cette recherche, avec 40 milliards de dollars investis dans le domaine par Alphabet, maison mère de Google, 27 milliards par Amazon et 26 par Apple. “Il existe un mécanisme de concentration des pouvoirs de ces entreprises”, poursuit l’économiste de l’OFCE.

Ce cercle vertueux pour ces entreprises peut amener à certains pouvoirs politiques. Outre les intérêts messianiques qu’elles montrent avec la volonté de connecter les citoyens du monde, Sarah Guillou estime que cette générosité cache la conscience d’avoir un marché mondial qui leur confère des profits considérables. Ces profits peuvent ensuite se traduire par le financement de campagnes, le lobbying pour influencer les régulateurs ou une plus forte présence dans les secteurs régaliens. “En matière de sécurité, l’industrie gagne en autonomie”, souligne Sarah Guillou. Du fait de l’importance des financements nécessaires pour l’industrialisation de technologies hyper performantes, les entreprises s’émancipent des marchés locaux et tendent à se mondialiser.

Les monnaies, domaine répondant pleinement aux missions des États, sont également des cibles des géants de la Tech mondiale. “La nébuleuse des fintechs et des cryptomonnaies repose sur la blockchain, technologie anti-souveraine par essence, qui vise la décentralisation et l’éviction des banques centrales”, indique l’économiste. Elle estime que dans ce domaine, les progrès technologiques ne vont pas faiblir et malgré la résistance des États, elles pourraient doubler le système financier actuel, ce qui mettrait immédiatement en cause la souveraineté économique des États.

Une instrumentalisation géopolitique

Certains États sont sur une ligne de crête vis-à-vis de leurs géants. À la fois dans un processus de contrôle, mais en même temps conscients du pouvoir qu’ils leur confèrent sur le plan de la géopolitique. “Durant la pandémie de Covid, on a vu le retour des États au premier plan dans les interactions des entreprises”, constate Sarah Guillou, avec une forte montée des mesures de protection pour entraver le commerce international. “Il y a eu à cette occasion une instrumentalisation de la Tech sur le plan géopolitique”.

Aujourd’hui, les technologies de cloud computing sont devenues indispensables. “S’en passer, c’est s’inscrire dans un ralentissement voire un décrochage économique”, estime l’économiste de l’OFCE. Or, trois entreprises possèdent les deux tiers du marché mondial : AWS, Azure de Microsoft et Google Cloud. “Il n’y a aucune création de valeur dans l’IA sans le cloud, ce qui donne à ces entreprises la mainmise sur le développement de cette technologie”. Une mainmise qui ne fait que s’accentuer car dans ce secteur, il existe une prime au premier entrant, estime Sarah Guillou.

Pour le stockage des données, il existe une problématique liée à leur territorialisation. “Il y a des situations dans lesquelles on peut ne plus être maître de la propriété et du contrôle de ses données”. C’est là qu’intervient, selon l’économiste, l’impérialisme des États-Unis. Par le biais d’une loi extraterritoriale qui existe dans le droit américain, il est possible pour des instances de sécurité et de justice outre-Atlantique de demander le rapatriement de certaines données stockées par des entreprises américaines partout dans le monde. “Les Européens cherchent à réguler et contrôler l’installation de serveurs mais il y a un arbitrage à faire entre l’accès à ces services de cloud et la conservation de sa souveraineté en renonçant à une partie des services”, reconnaît Sarah Guillou.

Continuer à légiférer

Mais cette situation n’est en rien une fatalité. “Les capacités de l’Europe à réguler sont inégalées”, reconnaît l’économiste. Selon elle, il faut accentuer cette régulation tout en comblant le retard pris sur les États-Unis en termes d’investissement depuis les années 2000. “Ce n’est qu’à cette condition qu’on diffusera les technologies, créera des ruptures et contestera leur pouvoir technologique”, indique Sarah Guillou, qui assure qu’il y a également des raisons de croire à une autorégulation du modèle. “Le cycle de vie d’une innovation se termine toujours par la mort de cette innovation”, explique-t-elle, estimant que la contestation des pouvoirs de monopole est naturellement possible.