CSRD et numérique : comment passer du casse-tête à l’opportunité ?

CSRD : quatre lettres qui inquiètent les entreprises devant l’ampleur de la tâche et son apparente complexité en matière de reporting extra-financier. Pour réussir, il faut s’organiser et anticiper afin de bien rendre compte des impacts socio-environnementaux de son activité. Et dans cet échiquier, le numérique se présente tour à tour comme un facteur d’impact et un facteur d’opportunité.

La CSRD (Corporate Sustainable Responsibility Directive), directive européenne, contraint les entreprises à établir un reporting extra-financier précis et normé sur l’ensemble de leurs impacts socio-environnementaux. Redouté par bon nombre d’organisations, l’exercice pourrait pourtant constituer une réelle opportunité pour penser leur durabilité à long terme. Et si le numérique constitue un des facteurs d’impact de l’entreprise, il apparaît aussi comme un outil essentiel de collecte et de mise à jour des données.

Dès janvier 2025, les grandes entreprises devront remettre les premiers reporting de durabilité exigibles dans le cadre de la CSRD, puis ce sera 2026 pour celles de plus de 250 salariés et 2028 pour une tranche encore plus large d’entreprises. C’est un peu plus de 50 000 entreprises qui vont être concernées par la CRSD, avec l’objectif, d’une part, de stimuler le devoir de transparence en matière d’impacts socio-environnementaux de leurs activités et d’autre part de mieux rendre compte des risques associés sur leurs activités.

Analyse de double-matérialité, ESRS et indicateurs

La première étape de la CSRD est d’effectuer une analyse de double-matérialité pour identifier les enjeux ESG (Environnementaux, Sociaux et de Gouvernance) prioritaires de l’entreprise. Pour expliquer ce qu’est la double-matérialité, Marie-Céline Plourin, directrice RSE chez Oodrive, acteur majeur du cloud souverain français, s’appuie sur un exemple, la nécessité d’utiliser de l’eau douce pour le refroidissement des datacenters de Oodrive : « par exemple, l’eau va être un facteur important pour nous. Nous en prélevons pour les besoins de notre activité (matérialité d’impact), et si l’eau vient à manquer ou s’il y a un conflit sur l’eau, cela peut mettre en péril notre activité (matérialité financière) ». 

Les 12 ESRS (European Sustainability Reporting Standards), normes permettant de classifier les impacts, définissent des thématiques sur les trois volets ESG comme la pollution, la biodiversité ou encore l’impact sur les consommateurs et utilisateurs. La première ESRS est l’impact sur le changement climatique. Cette norme s’impose à toutes les entreprises. Pour les autres, l’entreprise doit présenter la matrice de double-matérialité à toutes ses parties prenantes. C’est alors à elles que revient d’indiquer les sujets les plus critiques pour l’entreprise. 

« Avec ce système, il est quasi impossible pour l’entreprise d’esquiver une ESRS à laquelle elle serait soumise » relève Marie-Céline Plourin. Après cette étape, pour chaque ESRS qui la concerne, l’entreprise doit répondre à la centaine d’indicateurs quantitatifs et qualitatifs de chaque thématique : être capable de déterminer le niveau d’impact, montrer comment l’entreprise en tient compte dans sa stratégie pour le réduire et apporter une justification lorsqu’elle estime qu’il n’y a pas de matérialité.

Faire de l’obligation une opportunité

Oodrive se plonge dans ce travail mais n’est pour autant pas concernée, à l’heure actuelle, avant 2028. « Nous sommes plutôt dans une période de croissance chez Oodrive, nous pourrions finalement être assujettis dès 2026 » explique Marie-Céline Plourin, « par ailleurs, tout le CAC40 va venir nous voir car ce sont nos clients : nous sommes dans leur chaîne de valeur, donc ils vont avoir des exigences d’indicateurs à leur remonter. »

Chez SNCF Connect & Tech, on a aussi bien compris l’intérêt de se lancer dans l’exercice : « En tant que filiale d’un grand groupe, SNCF Voyageurs, nous ne sommes pas soumis à la CSRD ; en revanche nous avons besoin d’anticiper l’évolution potentielle de la directive, de mieux prendre en compte nos impacts et d’avoir la capacité de répondre aux demandes de notre maison-mère » explique Mathilde Lecompte, responsable RSE chez SNCF Connect & Tech.

De l’analyse de double-matérialité, Mathilde Lecompte en retire des enseignements essentiels qui la guide et conforte les actions à développer pour prendre en compte les risques et atténuer les impacts. « Par exemple, sur la pollution de l’eau et des sols, nous avons un impact indirect. Cela s’illustre par, la nécessité pour l’utilisateur d’avoir un smartphone pour utiliser notre application SNCF Connect ou l’utilisation de datacenters pour stocker nos données » explique-t-elle, « l’écoconception de nos applications est donc essentielle pour réduire notre empreinte et le risque associé. » 

« Une autre ESRS ressort clairement de notre analyse : les “communautés affectées” en lien avec la fracture numérique et l’illectronisme » poursuit Mathilde Lecompte, « c’est pourquoi un de nos enjeux forts dans nos activités est de s’assurer de la bonne accessibilité des services numériques que nous développons, d’autant plus quand il s’agit de services grand public. » 

Faire du numérique un levier pour comptabiliser mieux

Dans cet exercice de reporting, pour Maxime Wyka, en charge du développement de l’offre CSRD chez Capgemini Invent, les entreprises “utilisatrices” ne « détourent pas encore assez le numérique et se concentrent beaucoup sur leurs impacts core business ». « Elles omettent encore trop les impacts associés au numérique alors que pourtant toutes ces organisations exploitent, bénéficient et utilisent les capacités du digital » poursuit-il.

Pour les entreprises du numérique, Maxime Wyka estime que notamment les fournisseurs de services cloud et les producteurs d’équipements numériques se saisissent du sujet mais que l’enjeu est complexe compte tenu de la réalité du numérique. « On touche à l’étendue phénoménale de la chaîne de valeur du digital : elle couvre une bonne partie des ESRS » détaille-t-il. De manière générale, il estime aussi que, le secteur numérique subissant « une mutation et une évolution très rapides et intenses », le besoin de requalification des risques et impacts associés sera sans doute plus fréquent que pour d’autres industries.

Aux yeux de Maxime Wyka, « la CSRD devrait être vue comme une opportunité, en particulier pour les DSI de se repositionner dans le centre de la transformation durable des organisations ». Il considère que les DSI vont devoir jouer un rôle prépondérant et « permettre une industrialisation technologique de cette mise en conformité et une gestion facilitée de la performance ESG, encore très manuelle aujourd’hui. »

Même son de cloche pour Julien Duclos, Délégué RSE chez GRTgaz et pilote du groupe de travail numérique responsable au CRiP,  pour qui le numérique est un véritable levier pour collecter la donnée : « il ne faut pas sous-estimer l’impact du numérique, ni sous-estimer sa capacité à aider la comptabilité et le suivi dans le temps ». D’autant plus que la CSRD encourage la numérisation du reporting.

Pour Julien Duclos, il faut d’abord définir les processus qui permettent de collecter et construire ces données. Il faut réfléchir ensuite à l’outillage : « il y a beaucoup d’offres sur le marché et un certain nombre de solutions intégrées ». De manière générale, pour cet expert en numérique responsable, la CSRD vient « rebattre les cartes des différents SI (SIRH, SI financier, SI commercial, etc.) » pour en faire des « SI de durabilité ».

Évaluer à la juste hauteur

Sur le versant des impacts du numérique : « l’un des biais de la CSRD pourrait être de sous-évaluer l’impact du numérique au global : dans bon nombre d’entreprises “utilisatrices”, le numérique risque de constituer un impact faible par rapport à l’ensemble des activités » explique Julien Duclos, « néanmoins, comme le numérique est présent dans toutes les organisations, mis bout à bout sur toutes les entreprises, l’impact global peut être significatif. »

Pour lui, si le numérique n’est pas un enjeu critique par rapport à d’autres impacts pour une organisation donnée, « la CSRD amène néanmoins à se poser des questions sur la dépendance de l’entreprise au numérique ». Par exemple, l’enjeu de la disponibilité des matières premières est important pour garantir l’approvisionnement en équipements numériques. 

« Ce qui me semble essentiel est qu’il faut utiliser la donnée pour s’améliorer et éviter de réinventer la roue » poursuit Julien Duclos. A ses yeux, il faut rassurer les collaborateurs, montrer que la prise en compte de ces nouvelles dimensions de reporting de durabilité est progressive et « que c’est le sens de l’histoire ». Pour lui, la durabilité de l’entreprise doit pouvoir se mesurer, et c’est normal que cette phase prenne du temps. Et de conclure : « La mesure c’est toujours un peu complexe mais ce n’est pas perdre du temps que faire de la mesure : quand on arrive à faire parler les chiffres, on peut faire beaucoup »