Il existe des aléas de calendrier qui font toujours se poser des questions. Le dernier en date renvoie à la publication, le 2 juillet, du nouveau rapport de la Commission européenne sur l’état d’avancement de la « Décennie numérique » ; pile entre les deux tours des législatives anticipées françaises.
Cette deuxième édition (lien PDF) revient sur les progrès accomplis par le « programme d’action pour la Décennie numérique » de l’Union européenne. Cette « Digital decade », lancée en 2021, se veut un cadre global pour orienter toutes les actions liées au numérique en Europe, en veillant « à ce que tous les aspects de la technologie et de l’innovation soient au service de tous les citoyens ». L’UE souhaite de cette façon mettre en avant une vision « durable et centrée sur l’homme de la société numérique ». Elle s’appuie ainsi sur un programme politique, des cibles précises, mais aussi des projets multinationaux et plus globalement une série de « droits et principes » (liberté de choix, inclusion…) à respecter.
Or, l’analyse publiée cette semaine épingle les efforts collectifs des États membres, jugés insuffisants. En particulier, la nécessité d’investissements supplémentaires en matière de compétences numériques, de connectivité, d’adoption de l’intelligence artificielle, mais aussi d’analyse des données par les entreprises directement, est affirmée par la Commission. Pour la première fois également, la Commission se prononce sur les plans mis en place au niveau national. Et la feuille de route de la France est donc passée au crible.
La Commission européenne ne manque pas de rappeler que les objectifs de la « décennie numérique » sont de la plus haute importance en termes de souveraineté et de résilience dans un paysage géopolitique de plus en plus conflictuel, qui s’accompagnent de menaces aiguës en matière de cybersécurité. « Investissements, coopération transfrontalière, achèvement du marché unique numérique, promotion de l’adoption de technologies clés telles que l’IA : c’est la recette du succès qui est au cœur des recommandations que nous adressons aujourd’hui aux États membres », écrit Thierry Breton, commissaire au marché intérieur, dans le rapport. C’est pour cela que la Commission s’inquiète qu’en Europe, seulement 64 % des entreprises utiliseront le cloud computing et seulement 17 % l’IA d’ici à 2030, si les tendances actuelles se confirment. Loin des objectifs de 75% du plan.
À son niveau, « la France enregistre d’excellents résultats en matière de connectivité, grâce à l’adoption successive du Plan France Très Haut Débit et du New Deal Mobile », note le document de feuille de route publié au printemps par le gouvernement. Le pays occupe ainsi la première marche du podium au sein de l’UE pour l’adoption de la fibre par ses citoyens. Mais « l’atteinte des objectifs de la décennie numérique appelle à une action des autorités françaises sur l’essentiel des champs structurants pour la numérisation de l’économie », met en garde la note. Au cœur de cette mobilisation : le sujet des compétences numériques et celui de la numérisation des entreprises.
Sur le premier plan : le gouvernement actuel annonçait vouloir développer d’ici 2030 quatre chantiers : la formation initiale sur les compétences numériques dès l’école primaire ; les formations académiques de type BTS, DUT ou licences professionnelles ; la formation continue pour améliorer l’attractivité des filières numériques et scientifiques ; et enfin, la lutte contre le manque de femmes dans les filières scientifiques et donc numériques. Sur ce dernier point, la situation s’est en effet détériorée en quelques années, effaçant les gains acquis pendant la décennie 2010, au grand dam des organisations professionnelles du secteur.
Du côté de la transformation des entreprises, si la Commission salue l’écosystème très dynamique des start-up et licornes de la tech hexagonale, elle épingle en revanche le fossé derrière lequel se trouvent les petites et moyennes entreprises qui constituent la vaste majorité du tissu économique. « En 2022, 64 % des PME utilisaient des technologies numériques, alors que la moyenne européenne était de 69 % », relève le document, qui juge que « l’utilisation des technologies numériques par les PME en France est encore loin de l’objectif de 90 % de la Décennie numérique et le rythme de progression reste insuffisant pour favoriser sa réalisation ».
Le gouvernement actuel a bien conscience du problème : « Afin de rattraper le retard de la numérisation des TPE/PME, le gouvernement prête désormais une grande attention à ce que l’adoption de technologies numériques soit généralisée. La multiplication des dispositifs innovants d’intégration des technologies numériques et le renforcement de la cybersécurité des PME feront partie intégrante de cette politique. Plus spécifiquement, la promotion de l’adoption de l’intelligence artificielle générative, grâce au développement de briques technologiques fondamentales et à leur spécialisation pour tous les secteurs économiques, fera l’objet de politiques publiques idoines », insiste-t-il dans sa feuille de route.
Oui, mais voilà, ce gouvernement vit ses dernières heures. Et vu l’absence de ces sujets dans les débats d’entre-deux tours et l’incertitude sur les rapports de force exacts au sein de cette 17e législature à venir à l’Assemblée nationale, qui peut dire si les axes de développement dévoilés ces derniers mois pour combler le retard seront maintenus ? Le risque d’un changement brutal au niveau gouvernemental est simple : que le nouveau gouvernement essaye de détricoter par principe ce que l’ancien a annoncé, notamment quand l’Europe est dans la boucle. Ou comment jeter le bébé du développement numérique avec l’eau du bain politique.