L’industrie française est-elle prête pour les prochaines étapes de l’intelligence artificielle ?

L’industrie voit, elle aussi, déferler la vague de l’intelligence artificielle (IA). Cependant, ce secteur est frileux face aux changements culturels impliqués, et la donnée y manque encore parfois de structuration. Pourtant, l’IA pourrait être indispensable à la réindustrialisation du continent européen.

L’industrie a-t-elle déjà tourné la page de son ère 4.0 ? « Cette expression renvoie à une capacité à garantir la connectivité des données sur l’ensemble de la chaîne de la production, jusqu’à la vente », précise Maximilien Abadie, directeur de la stratégie et directeur produit chez Lectra, fournisseur français de solutions technologiques dans l’industrie. Grâce au cloud, aux IoT (Internet des objets), aux données et à l’intelligence artificielle (IA), l’industrie 4.0 s’inscrit depuis plusieurs années dans la collaboration de l’ensemble des acteurs de la production, incluant les fournisseurs et sous-traitants, au bénéfice de la traçabilité et de la responsabilité. Mais grâce aux performances grandissantes de l’IA, la mue du secteur industriel se fait vers une « ère 5.0 », royaume de nouvelles interactions homme-machine.

Des industriels en pointe, d’autres en risque de décrochage

« Des robots et des humains se baladent librement dans les usines pour maximiser leurs performances », projette Philippe de Poulpiquet, CEO du cabinet Inditto Consulting, fondé par les cabinets Equans Digital et Tasmane pour créer de nouvelles offres de conseil de haut niveau sur les sites de production. Il estime que cette vision transverse de l’amélioration de la performance grâce des équipements qui se parlent et valorisent l’intelligence humaine, n’existe pas à ce jour dans l’industrie 4.0. La technologie d’IA permet en revanche d’imaginer ce type de prouesse. Dans l’industrie textile, Lectra peut ainsi tracer toutes les étapes de la production d’un vêtement. Dans ce système de traçabilité et inspiré de la blockchain, l’IA aide à vérifier toutes les règles métiers qui régissent près de 12 000 fournisseurs. « Elle a déjà contrôlé la véracité des informations concernant près d’un milliard de produits en plus de 2 ans », indique Maximilien Abadie.

Nombreux sont les secteurs de l’industrie à s’être déjà emparés de l’intelligence artificielle. Pourtant, il existe, selon Raphael Contamin, directeur d’Equans Digital, une différence de maturité selon les typologies d’entreprises. « Les grands groupes de la défense ou du nucléaire ont la capacité d’avoir une approche très structurée sur le sujet », indique-t-il, observant une différence avec les ETI (Entreprises de taille intermédiaire), qui concèdent du retard en raison de manques sur les connaissances technologiques importantes nécessaires. « Elles risquent de décrocher si elles ne sont pas assez accompagnées », poursuit-il.

Mais la capacité d’intégration de solutions d’intelligence artificielle n’est pas uniquement corrélée avec la taille de l’entreprise. « Les managements très verticaux ont du mal à s’emparer de ces technologies », constate Philippe de Poulpiquet, CEO du cabinet Inditto Consulting. Selon lui, le digital pourrait perturber le modèle managérial peu malléable dans ce type de structure. « Quand une entreprise est silotée, l’effort à réaliser est plus intense pour s’emparer de l’IA ». En France, le tissu industriel est par ailleurs inégalement ouvert à l’innovation. « On trouve encore des boîtes qui tournent depuis des années avec les mêmes technologies et qui ont du mal à s’ouvrir à de nouveaux concepts », indique Philippe de Poulpiquet. Pourtant, le changement culturel dans les entreprises doit se faire rapidement pour ne pas laisser passer le train de l’IA, alors que celui de l’IA générative est déjà lancé. « Ce sont les dernières nouveautés », indique Maximilien Abadie. Mais auparavant, un travail sur la donnée est nécessaire pour en profiter ; or selon le directeur de la stratégie de Lectra, « la donnée n’est pas toujours disponible [dans les entreprises] pour bien accueillir ces technologies. »

Vers une IA orchestratrice

Préalablement à l’entraînement et l’intégration des modèles d’IA, la mise en place d’une gouvernance autour de la donnée est par ailleurs indispensable. Mais de nombreuses entreprises industrielles connaissent également un retard dans cet aspect de la gestion organisationnelle et technologique. Philippe de Poulpiquet évoque fréquemment en ce sens l’importance d’une architecture data bien pensée avec ses clients. « On manque de données structurées et centralisées. Il est difficile d’entraîner de l’IA », observe-t-il. « L’enjeu est de se mettre au niveau sur le plan du SI (système d’information) car c’est le point faible de la plupart de nos clients », ajoute-t-il. Mais le retard pris par certains industriels résulte également de la frilosité que ces derniers ont à s’appuyer sur des modèles dont ils ne maîtrisent pas la conception.

« Les industriels sont très vigilants à garder la main sur ce qu’ils mettent en place », explique Raphael Contamin, directeur d’Equans Digital. Il estime que cette intégration reposera sur des systèmes structurés et qualifiés après des tests, et qui dépendront encore d’un contrôle humain fort, pour éviter les déceptions. « Il y a eu des retours d’expérience très mitigés », indique Philippe de Poulpiquet. « Les cas d’usages n’ont pas toujours été bien définis et les technologies bien choisies. Il faut bien identifier le besoin de l’usine ». Ce dernier estime que l’accueil de ces nouvelles technologies fonctionnera lorsqu’il existera une orchestration d’IA adaptées et combinées intelligemment les unes entre les autres.

Cette orchestration de plusieurs technologies d’IA pointe déjà le bout de son nez, notamment dans le secteur de la mode ou de l’ameublement. Grâce à une solution nommée Valia, Lectra combine par exemple plusieurs de ces technologies pour prédire et optimiser la production de fauteuils ou canapés. « Aujourd’hui, les marques permettent de personnaliser les produits », explique Maximilien Abadie. Lors de chaque commande, l’IA aspire les informations provenant des commandes et propose un planning de production pour optimiser la matière première et le fonctionnement des équipements de production. Selon Raphael Contamin, ce type d’analyses de corrélation et de prédictions des événements, basées sur le machine learning, a bien pris dans le secteur industriel. Mais ce n’est que le début du chemin : « Il existe encore un gisement énorme de cas d’usages ».

Enjeux énergétiques et environnementaux

Les possibilités d’investissements dans l’intelligence artificielle croisent aussi d’autres réalités industrielles. « Ce qui coûte cher en Europe aujourd’hui, c’est l’énergie », pose Ludovic Donati, pilote du chantier numérique et environnement de la French Tech Corporate Community (FTCC) et vice-président de l’Afnet (Association française des utilisateurs du net), qui a travaillé pendant plusieurs années sur les sujets data et IA pour l’entreprise minière Eramet.

Des questions se posent donc aujourd’hui chez les industriels afin de trouver des solutions à travers l’intelligence artificielle pour réduire ces coûts de production, et par ricochet, l’impact carbone. Notamment dans la microélectronique. « C’est un secteur particulièrement consommateur d’énergie », souligne Raphael Contamin, directeur d’Equans Digital. Dans ce domaine, les systèmes sont maintenus à des consignes précises mais les réglages peuvent dériver selon les conditions de température. « Nous entraînons des IA capables, avec des données passées concernant les conditions météo, d’optimiser les consignes pour être plus pertinents sur la consommation d’énergie ».

Selon Ludovic Donati, la réindustrialisation de la France et de l’Europe repose sur les gains apportés par l’IA sur la compétitivité des entreprises et l’impact environnemental des entreprises. « Travailler sur la durabilité des équipements est une des clefs », indique-t-il, afin d’éviter des arrêts de production prolongés. Les jumeaux numériques en sont une autre. Lorsqu’un outil doit être remplacé ou ajouté sur une ligne, il est nécessaire d’arrêter le process pour intégrer et enfin tester l’équipement. « Grâce à l’intelligence artificielle et aux jumeaux numériques, on fait ce remplacement et les tests dans le virtuel », explique Philippe de Poulpiquet, CEO d’Inditto Consulting. Tout repose sur des IA entraînées et des modules qui récupèrent les données en temps réel, pour optimiser l’équipement, éviter des arrêts répétés de chaînes, et intégrer un outil dont on connaît déjà le fonctionnement. Une façon de mieux anticiper pour un secteur qui repose avant tout sur le temps long.