Sept ans s’étaient écoulés depuis que la Cour des comptes avait analysé pour la dernière fois la façon et les moyens avec lesquels l’État mène sa transformation numérique. Les mandats successifs d’Emmanuel Macron ont entre-temps largement mis le numérique en lumière dans l’économie, ne serait-ce qu’en poussant très tôt l’idée d’une France « start-up nation ». Mais de son côté, l’administration a elle-même dû parcourir un long chemin souvent difficile, soulignent les sages de la rue Cambon dans une analyse de 150 pages publiée début juillet.
« Signe de l’importance prise par les enjeux numériques au sein de l’administration, le budget de la Dinum (Direction interministérielle du numérique, NDLR) a été multiplié par cinq entre 2019 et 2022 », souligne le travail mené par la quatrième section de la première chambre de la Cour. Elle note cependant que la fin de l’exécution du plan de relance a fait retomber l’enveloppe budgétaire en 2023.
Mais plus qu’une question d’argent, ce sont les aléas organisationnels et politiques qui sont le plus épinglés par la Cour des comptes. Celle-ci estime notamment que les nombreux changements survenus en termes stratégiques pendant sept ans ont fortement contribué à « des défauts d’adhésion » sur les orientations retenues et, in fine, sur l’efficacité des transformations menées. L’occasion d’en appeler à une « stratégie stable » et partagée avec les administrations, qui va sans nul doute être mise à rude épreuve face à l’incertitude politique actuelle.
La Cour des comptes retrace en effet une histoire qui n’est pas forcément mise en avant dans le narratif de la transformation numérique de l’État. « Les positionnements institutionnels successifs de la Dinum ont pu altérer sa capacité à piloter une politique interministérielle à fort impact, car structurante sur le long terme tant pour le fonctionnement des services publics que pour leurs rapports avec les citoyens. La succession de trois directeurs depuis 2018, aux visions très affirmées mais différentes, a contribué à entretenir des incompréhensions et des défauts d’adhésion sur ses orientations », peut-on ainsi lire dans le rapport.
Les experts de la rue Cambon vont même plus loin en signalant que la stratégie de « l’État Plateforme », centrée sur le développement et le décloisonnement des actifs informatiques de l’État, s’est muée depuis 2019 en une approche « éclatée et complexe » pour mettre les actions de la Dinum au service des ministères. « Cette stratégie, faiblement soutenue au niveau interministériel, fut source de tensions internes. Elle a été interrompue en 2022, sans que ses résultats aient été évalués », pointe la Cour.
La Dinum a largement communiqué depuis 2023 sur sa nouvelle « feuille de route », centrée sur plusieurs piliers comme le renforcement de ses compétences, la constitution d’une filière RH numérique, ou encore la poursuite d’une souveraineté numérique accrue pour l’État. Mais ces engagements propres à la direction interministérielle du numérique n’associent « pas encore les autres administrations dont des feuilles de route ministérielles devront être validées en 2024. Le degré d’implication des ministères demeure ainsi à préciser », relativise la note d’analyse.
Le rapport souligne notamment que malgré « les obligations qui incombent aux porteurs de grands projets numériques au sein de l’État de saisir pour expertise la Dinum, la mission de sécurisation de ces projets a toujours été plus ou moins contestée, souvent par des méthodes d’évitement ». Une situation qui a mécaniquement poussé les avis de la Dinum à n’être que rarement défavorables et ses réserves peu prises en compte.
Dans sa réponse à la Cour, Stéphanie Schaer, directrice interministérielle du numérique depuis 2023, déclare partager « le constat d’une nécessaire stabilité et continuité pour conduire la transformation numérique ». Elle estime que « les modalités de gestion [de la Dinum] pour mener à bien ses missions doivent en effet être simplifiées. Tout comme la lisibilité du budget numérique de l’État doit être améliorée ». Et de souligner que le contexte en matière de cybersécurité rend d’autant plus sensible la capacité à suivre la dette technique du système d’information étatique, alors même que la mutualisation des outils est poussée par des impératifs budgétaires.
Stéphanie Schaer promet par ailleurs que des « évolutions réglementaires seront proposées dans les meilleurs délais » en insistant notamment sur l’émergence d’un pouvoir de veto budgétaire pour la Dinum sur les projets pour lesquels l’avis de la direction serait défavorable, afin d’arrêter les dépenses.
Des évolutions qui pourraient aussi faciliter son travail vis-à-vis du large écosystème des start-up d’État, autour du programme d’innovation « beta.gouv ». La Cour des comptes rappelle en effet qu’au-delà de la Dinum, ce sont 1200 intrapreneurs, coachs et prestataires, qui composent cette communauté, avec 172 millions d’euros dépensés depuis 2019. Sur les 450 produits numériques conçus, 24 ont « atteint le statut de service à impact national ». Un ratio qui rend essentiel, d’après la Cour, de s’organiser différemment pour pérenniser les start-up à succès et arrêter systématiquement celles en difficulté.
De manière plus générale, la Cour des comptes juge « désormais indispensable que la transformation numérique s’appuie sur une gouvernance interministérielle renforcée ». Elle note que la promesse de la tenue annuelle d’un comité interministériel du numérique et des données sous la présidence du Premier ministre est un bon signal. Mais qu’un travail sur l’adhésion des ministères, « grâce à une meilleure écoute de leurs besoins » demeure la clé pour espérer une stratégie « stable et partagée ». Des recommandations de bon sens qui arrivent malheureusement dans l’un des moments politiques les plus troublés de l’histoire récente du pays : sans certitude sur les ministères, les ministres et les orientations qui pourront être prises par l’État dans les mois à venir.
On peut évidemment espérer que la Dinum et les administrations soient un îlot de stabilité alors que le jeu politique n’a jamais été aussi incertain… Mais il est également probable que la très urgente transformation numérique de l’Etat fasse partie des victimes collatérales de l’indécision politique.