[Chronique] Notre chroniqueuse Ana Semedo poursuit son exploration des enjeux de responsabilité de l’intelligence artificielle, en décryptant la question des spécifications de « l’IA frugale » lancées par l’Afnor et le ministère de l’Ecologie, qu’elle a copilotée.
Les LLM, véritables étoiles filantes de l’innovation, nous entrainent dans un mouvement incontrôlable. Des courses de géants qui secouent les souverainetés nationales, oublient la planète et fascinent humains et entreprises. Impossible de résister à l’innovation façon ChatGPT. C’est l’attrait de l’IA fatale !
IA fatale, IA létale (armes autonomes, cerveaux piratés, molécules toxiques…), IA fouineuse qui piste les citoyens, IA générale qui nous surpassera. IA qui remplacera l’humain, pour faire société avec lui. Quel sens donne-t-on à l’imbrication du technologique avec l’humain, le vert, le philosophique, l’économique, le social, le sociétal ?
Pour une meilleure perspective, prenons une « pano green » pour commencer. L’AFNOR SPEC IA frugale récemment publiée facilite ce cheminement. Elle est la première pierre indispensable et une invitation à penser notre IA de façon holistique.
J’ai copiloté cette première mondiale, lancée par l’Afnor et le ministère de l’Ecologie et à laquelle ont contribué 130 experts. Parmi eux, ont joué un rôle clé, Anne-Laure Ligozat et Aurélie Bugeau, deux chercheuses en IA, avec lesquelles j’ai également échangé pour préparer cette chronique.
Des lignes directrices pour l’IA frugale
Destinée aux créateurs, décideurs, acheteurs et clients d’IA, l’AFNOR SPEC IA frugale propose un référentiel opérationnel pour évaluer et réduire l’impact environnemental des systèmes et services d’IA. Elle fournit aussi des lignes directrices pour publier des informations environnementales, évaluer la qualité des allégations sur ce sujet et contribuer à la réalisation de rapports de durabilité dans le cadre de la directive CSRD.
En adoptant une approche holistique basée sur les cycles de vie des produits, services, terminaux, serveurs et réseaux, elle pousse à examiner les finalités, besoins réels et objectifs. Elle prône une conception durable, des algorithmes optimisés, l’utilisation de données strictement nécessaires, ainsi que l’adoption de bonnes pratiques, de partenariats et d’engagements sincères à tous les niveaux. Mais définir ces « pratiques sincères », c’est déjà s’interroger sur ce qu’est la « frugalité »[1], mot consensuel, souvent mal compris ou détourné.
Pour mieux comprendre la tentation (et le risque) de détournement, imaginons un petit dialogue entre deux entités, « Washing » et « Frugalité » :
Washing : Génial ton AFNOR SPEC. J’optimise quelques processus clés, je m’habille « d’éco-conception » ou « d’empreinte carbone réduite », et mon IA est frugale, non ?
Frugalité : Ah, Washing… penses-tu vraiment qu’un simple vernis vert suffit ? Imagine un peu plus loin que la façade.
Washing : Hé, un peu de vernis peut faire des merveilles. Notre fournisseur cloud a un bilan CO2 impeccable, ça va embellir nos rapports. En plus, je vais décrocher un label.
Frugalité : Belle façade, mais des fondations fragiles. Imagine des coûts réduits, une efficacité accrue, une réputation en béton et un impact positif réel. Pas mieux ?
Washing : Est-ce que ça vaut vraiment la peine de changer ?
Frugalité : Absolument. Bon pour la planète, bon pour tes finances, bon pour ton image.
Washing : Hmm, peut-être que la frugalité authentique est un bon GPS alors ?
Frugalité : Exactement. La vraie force verte qui vient de l’intérieur. Ensemble, faisons la différence.
En résumé : avec l’IA, nous avons une concurrente de l’humain, mise entre des mains humaines diffuses, avec des sociétés sidérées, consommatrices et naïves… L’AFNOR SPEC nous incite donc surtout à nous questionner. Ses indicateurs sont des éclaireurs vers des démarches frugales et des pédagogues dont la lecture demande aussi de la lucidité.
Et la créativité ?
La puissance de l’IA fatale, létale, fouineuse et tout simplement l’IA « omnicapable », nous contraint à faire preuve d’audace et de créativité.
Or, bien que la planète brûle, aucune recherche majeure en IA ne vise à la sauver. Les LLM soulèvent des questions de langue, de culture, de souveraineté et de cybersécurité, mais sont tout de même adoptés par les organisations avec mansuétude. Pour l’instant, peu de stratégies d’usages aux niveaux essentiels.
L’IA optimisatrice, transformatrice, innovatrice pourrait collaborer avec l’humain pour renforcer leur créativité et créer une économie symbiotique (des entreprises interconnectées utilisent l’IA pour partager des ressources, des données et des technologies, créant un écosystème où la croissance d’une entreprise bénéficie à toutes les autres), des systèmes d’IA pour la paix sociale (des propositions pour résoudre les conflits, promouvoir la diversité et l’inclusion, et améliorer la cohésion sociale), des économies circulaires où les ressources sont renouvelées et les déchets absorbés, des hôpitaux intelligents, la décarbonisation proactive, la prévention des catastrophes naturelles, des réseaux de transport intégrés, des énergies propres autonomes…
Alors en résumé, quel sens donner à la frugalité ?
L’IA est frugale comme fondation d’une autre IA inspirée des exemples évoqués : une IA régénératrice, une éducation enchantée, une économie symbiotique.
L’IA est frugale comme résistance aux sirènes du marketing. Les Gafam proposent déjà des terminaux avec des IA de plus en plus puissantes, mais à quel prix pour la planète ? L’obsolescence des terminaux, des LLM et des organisations nous pousse à résister à l’IA fatale pour une IA revitalisante.
L’IA pensée de manière frugale et intégrée de façon responsable, peut devenir un puissant levier de transformation positive pour la société et la planète.
En ce sens, l’introduction de l’AFNOR SPEC IA frugale représente un tournant essentiel pour une utilisation plus responsable et durable de l’intelligence artificielle. Adoptons cette initiative pionnière pour minimiser l’empreinte écologique de l’IA, tout en maximisant ses bénéfices sociétaux, sociaux et économiques.
[1] La frugalité conduit à se contenter d’un niveau de résultat suffisant en redéfinissant, si nécessaire, usages et besoins. Elle vise à utiliser le moins de ressources possible tout en répondant au besoin, en recherchant un optimum global ou un compromis large sur le résultat.
L’efficience conduit à optimiser les moyens alloués pour atteindre un résultat défini. Il s’agit d’optimiser une solution jugée la mieux adaptée au besoin, en recherchant un optimum local ou un compromis sur un résultat fortement contraint.