Du « boulier » à la « tronçonneuse » : comment l’IA va continuer à transformer les équipes de développement

L’intelligence artificielle a redéfini le rôle des développeurs et la composition des équipes de développement. Avec des outils tels que GitHub Copilot ou ChatGPT, la création de code s’accélère, les tâches répétitives s’automatisent et permettent aux développeurs de se concentrer sur des missions plus créatives et stratégiques. Mais comment ces équipes vont-elles continuer d’évoluer avec l’IA ?

« L’IA n’est ni une finalité, ni même une solution en soi. Surtout dans le monde du développement. Il faut la considérer en premier lieu comme un outil. Un outil certes puissant et qui permet de faire des choses plus facilement qu’avant, donc mieux qu’avant et plus vite qu’avant. » explique Jean-Paul Muller, directeur technique IA au sein du cabinet de conseil Onepoint. « [Elle] apporte suffisamment de nouvelles capacités pour modifier profondément la manière de travailler de ceux qui vont l’utiliser et même à terme, la manière d’aborder les projets (méthode, processus, étapes). Ce sont donc les fondations profondes du delivery qui vont être touchées à terme. Et c’est quelque chose qu’on ne perçoit pas encore […] »

Une augmentation de la production et une évolution des missions techs

D’ici 2025, l’intégration d’outils d’IA pourrait augmenter la productivité globale des développeurs de 20 à 40 %, notamment sur les tâches d’écriture et de maintenance du code. En effet, des outils comme Copilot permettraient d’augmenter la productivité des développeurs de 55 %, avec un gain de temps estimé à 30 % sur des tâches spécifiques telles que l’écriture de tests ou la correction de bugs. Mais si l’automatisation modifie surtout la nature même de leur travail : les développeurs doivent désormais se concentrer davantage sur la conception des systèmes, l’architecture logicielle et la vérification des suggestions proposées par l’IA.

 « Ces outils proposent des segments de code et des réponses techniques en temps réel, accélérant le développement et modifiant la dynamique de travail d’équipe » affirme Gaëtan Eleouet, responsable de l’expertise Software Engineering chez le cabinet de conseil spécialisé Meritis. « Les développeurs doivent maîtriser ces outils pour améliorer leur productivité et se concentrer sur la conception de solutions complexes plutôt que sur les détails de bas niveau. Ils doivent aussi évaluer les suggestions de l’IA avec un esprit critique, sans devenir dépendants, en utilisant ces outils comme une extension de leurs compétences.»

Une cohabitation plus quun remplacement

L’IA peut aider les développeurs à relever des défis courants tels que s’orienter dans une base de code existante, assurer une couverture de test appropriée pour leur code ou encore respecter les directives de style. Étant donné que les langages de programmation sont désormais plus structurés, cela permet d’optimiser plus facilement les modèles d’intelligence artificielle, ce qui explique l’émergence de nombreuses innovations dans ce domaine. Il est essentiel de rechercher des outils d’IA adaptés au développement et de se concentrer sur les problèmes ou points de friction les plus fréquents. Des tâches telles que la rédaction de tests, la documentation, la compréhension d’un code peu familier ou encore l’intégration rapide de nouveaux membres dans une équipe sont autant de défis courants que l’IA peut contribuer à résoudre efficacement, selon Tamar Bercovici, VP of Engineering chez Box, éditeur spécialisé dans la collaboration et le partage de contenus. « Nous voyons déjà de nombreux exemples où l’IA aide les développeurs à se familiariser avec une nouvelle base de code, à écrire des tests, à intégrer des systèmes et à fournir de nouvelles capacités. L’IA a également le potentiel de changer les paradigmes de développement, les systèmes pouvant désormais communiquer entre eux à l’aide d’interfaces flexibles en langage naturel, au lieu de s’appuyer uniquement sur des API définies de manière rigide. »

Le type de projet, la technologie utilisée ainsi que le niveau d’expérience des développeurs influent sur la manière dont l’IA est intégrée. Mais, dans tous les cas, les équipes de développement ne sont donc plus uniquement centrées sur l’écriture de code :  elles doivent désormais superviser les solutions générées par IA.

« Les équipes numériques ont intégré dans leurs fonctionnements des IA type ChatGPT pour accélérer leurs développements et les fiabiliser. Les retours qu’ils font sur ce type d’IA et que cela les allège de tâches fastidieuses qui présentaient une faible valeur ajoutée » affirme Arnaud Vanneste, directeur général du Centre hospitalier régional et universitaire (CHRU) de Nancy. « Ma recommandation est de s’investir pour maîtriser les couches techniques de l’IA générative, car on constate que la maturité de ces IA nous permet avec nos propres équipes de fournir des solutions type aide à la rédaction sans être dépendant de solutions commercialisées intégrant de l’IA générative et présentant un modèle économique coûteux. »

Une cohabitation… plus qu’un remplacement

L’idée que l’IA pourrait remplacer les développeurs est souvent rejetée par les experts : la supervision humaine reste indispensable pour garantir la qualité du code et son adaptation aux besoins spécifiques des clients.

« L’IA ne remplacera pas les développeurs. Elle les aidera à être plus productifs et à se concentrer sur des tâches à plus forte valeur ajoutée, mais elle ne peut pas coder de manière aussi efficace que les humains pour des besoins spécifiques ou des projets complexes » souligne Gaëtan Eleouet.

De plus, la créativité et la capacité à innover sont des domaines où l’humain garde un avantage. Ainsi, 72 % des développeurs interrogés sur l’IA en ont une image positive ou très positive, et seulement 6,4 % en ont une perception défavorable. En revanche, les avis sont plus mitigés concernant l’efficacité des outils d’IA pour les tâches complexes : 45 % des répondants se déclarent insatisfaits, contre 36 % les jugeant satisfaisants.

 « Dans le domaine de l’ingénierie et du développement de produits, notre travail consiste à adapter nos projets en permanence. Si nous n’ajustons pas tout en permanence, que ce soit notre base de code, notre architecture, nos systèmes, nos plateformes et nos équipes, cela signifie que nous stagnons. C’est pourquoi je pense que les équipes de développement sont plus enthousiastes qu’inquiètes à l’égard de l’IA » confirme Tamar Bercovici. « De nombreux logiciels ont des cadres communs, que l’IA prend très bien en charge, de sorte que les développeurs peuvent concentrer leur énergie et leur créativité sur les problèmes qu’ils tentent de résoudre de manière unique. Le potentiel de rationalisation des opérations est énorme ; toutefois, la technologie doit bien sûr être mise en œuvre de manière réfléchie et stratégique. »

Cependant, un défi majeur se profile à l’horizon : celui de ce que Jean-Paul Muller appelle la « consanguinité de l’IA ». En effet, en entrant dans une ère d’hyperproduction de code généré par des systèmes d’intelligence artificielle, ce code sera largement diffusé et enrichira les bases de données qui serviront à entraîner les futurs modèles spécialisés. Or, il a été démontré qu’à partir d’un certain seuil de données synthétiques dans les jeux d’entraînement, les performances des modèles s’effondrent. Par conséquent, il sera encore nécessaire d’avoir des développeurs « à l’ancienne » pour garantir la production de code écrit par des humains et aussi pour inventer de nouveaux langages, ou améliorer ceux déjà existants.

Une redistribution des rôles au sein des équipes

Si l’IA reconfigure les tâches quotidiennes, elle transforme également la structure des équipes : les développeurs juniors pourraient rapidement accéder à des niveaux de compétences plus avancés grâce à l’assistance des outils d’IA générative. Toutefois, ce phénomène pourrait également entraîner une concentration des responsabilités entre les mains des développeurs seniors, capables de mieux gérer et contrôler les suggestions de l’IA.

« Pourquoi en tant que techlead, donner à faire à un jeune développeur ce qu’un senior dev, va faire beaucoup plus vite tout seul grâce à l’aide d’une IA ? Mais comment, dans ce contexte, ne pas justement laisser sur le bas-côté les jeunes développeurs et se retrouver dans 5 à 10 avec une pénurie de seniors ? A l’inverse, on ne pourrait-on pas imaginer, grâce à l’IA, « sénioriser » les juniors afin qu’ils arrivent à produire la même quantité et qualité de travail qu’un profil sénior, plus cher ? » s’interroge Jean-Paul Muller.

A ce titre, Gaëtan Eleouet relève que plusieurs solutions d’IA ont sû se distinguer. Parmi les plus plébiscités figurent GitHub Copilot, la référence développée par OpenAI, et Codeium, une solution gratuite. De plus, Claude 3.5. Sonnet et Cursor, un éditeur léger, gagnent également en popularité, tout comme Supermaven, qui a été conçu pour travailler sur l’ensemble de la base de code. Ces outils permettent non seulement d’accélérer la génération de code, mais aussi d’améliorer la qualité des suggestions, grâce à des systèmes d’apprentissage basés sur des millions de lignes de code open-source.

« A date, la manière d’utiliser l’IA pour le dev est en très grande majorité de l’interaction directe avec des modèles généralistes, soit ce que j’appelle un usage ‘’personnel unitaire’’, c’est-à-dire qu’il est en direct avec un modèle, à l’initiative du développeur, soit totalement en dehors d’un quelconque process structuré …. » rappelle Monsieur Muller. « On pourrait effectivement s’étonner que Copilot X ou l’usage de modèles spécialisés comme Codex ou Code LLama ne soit pas plus déployé, mais il faut bien se rendre compte qu’un développeur fullstack par exemple n’est pas un spécialiste de l’IA donc il ne suit pas forcément toutes les nouveautés en termes de modèles ou d’outils, mais surtout en très grande majorité, il travaille dans un environnement contraint et donc est totalement dépendant de ce que son employeur lui mets à disposition. Il est donc plutôt logique qu’à date finalement l’outil pour aider les développeurs dans leur quotidien soit ChatGPT.»

Recrutement et formation, des indispensables en matière d’IA 

« Lorsque vous intégrez des capacités d’IA dans votre produit, veillez à construire pour l’itération, car la technologie évolue très rapidement et vous voudrez probablement expérimenter de nouveaux modèles de base assez fréquemment » explique Tamar Bercovici. « Les capacités de la technologie progressent si rapidement que vous devez construire vos systèmes de manière à ce qu’ils soient durables pour l’avenir et qu’ils ne soient pas trop adaptés aux capacités et aux limites du présent. Choisissez des cas d’utilisation où l’IA apporte une valeur à votre client, et construisez votre produit de manière à pouvoir mesurer cette valeur.»

Dans tous les cas, l’accès instantané à des suggestions de code ou à des corrections permet aux nouveaux développeurs d’apprendre sur le tas, avec un mentor virtuel toujours disponible. Cette situation pose aussi un risque de dépendance excessive aux outils IA, au détriment du développement de compétences fondamentales.

« Comme tous les secteurs, énormément de nos processus sont impactés par les possibilités offertes par l’IA, donc les équipes de dév sortent de derrière leurs écrans pour aller à la rencontre de toutes les professions de l’hôpital ; c’est une ouverture et un échange mutuellement très riches » rappelle Arnaud Vanneste, DG du CHRU de Nancy. « Cela suppose de travailler au rapprochement des langages : que les équipes de dév comprennent le langage des personnels soignants, administratifs… et inversement, que certaines personnes sachent faire la traduction pour que cela puisse être exploitable en « dév »».

Recrutement et formation des indispensables en matière dIA

Le recrutement et la formation doivent donc s’adapter à ces nouveaux enjeux, en mettant l’accent sur la maîtrise des outils IA, mais aussi sur le renforcement des compétences fondamentales comme la cybersécurité, la gestion des bases de données et la compréhension des besoins métiers.

« Tout comme les langages de programmation de haut niveau ont permis aux développeurs d’accomplir davantage grâce au code, l’IA ouvre la porte à une innovation encore plus grande de la part d’un nombre encore plus grand de développeurs » affirme Tamar Bercovici. « L’IA promet d’accroître la productivité, ce qui signifie qu’à long terme, la plupart des entreprises disposant d’un pipeline de fonctionnalités sur leur roadmap produit peuvent enfin commencer à les développer. Ce qui, à son tour, générera plus de revenus. Cela conduira à l’embauche d’encore plus de développeurs ce qui permettra de soutenir la prochaine itération. Ainsi, l’IA fait le contraire de ce à quoi les sceptiques pourraient s’attendre !  »

Ainsi, l’IA a le potentiel d’accélérer non seulement le développement de produits, mais aussi de créer des opportunités pour de nouveaux types d’emplois dans le secteur du développement. Cela implique aussi des efforts accrus en matière de formation continue : les entreprises devront investir de plus en plus dans des programmes de reskilling et d’upskilling pour leurs développeurs, afin de s’assurer qu’ils possèdent des compétences solides en architecture logicielle et sécurité, qu’ils maîtrisent seulement les derniers outils IA… et en capacité d’adapter les systèmes existants aux évolutions de la technologie. Les adaptations futures nécessitent donc de créer dès aujourd’hui des systèmes durables qui s’adaptent à long terme.

« Nous vivons un moment absolument fascinant dans le domaine de la technologie. Il y a tellement de créativité et d’énergie dans cette réinvention de ce qui est possible. En tant que vice-présidente de l’ingénierie, je me concentre sur la manière de traduire cet enthousiasme en impact » confie Tamar Bercovici. « En fin de compte, que nous soyons développeurs ou responsables d’équipes de développement, c’est ce dont nous sommes tous responsables : produire un impact commercial. »

« Au niveau du développeur il va se passer exactement la même chose qu’un bûcheron à qui on a donné une tronçonneuse, une lavandière à qui on a donné un lave-linge, ou à un ingénieur à qui on a donné une calculatrice scientifique puis un ordinateur ! » conclut Jean-Paul Muller. « La productivité va commencer par exploser sans changer grand-chose aux méthodes de travail, puis avec la prise de recul et la remise en cause du dogme de la méthode, la productivité va connaître une seconde vague d’amélioration accompagnée d’une nette amélioration de la qualité de la production menant enfin à la possibilité de créer, d’inventer des choses totalement nouvelles inenvisageables auparavant. Comment imaginer concevoir un A320 avec juste un … boulier ? »