Qui sait vraiment utiliser l’IA générative en France ? Avec la démocratisation rapide de cette technologie, la question des formations adéquates à ce nouveau contexte numérique est devenue beaucoup plus pressante. On l’aborde souvent sous l’angle de la nécessité, quel que soit leur métier d’un individu, de s’outiller intellectuellement et méthodologiquement pour apprendre à tirer le meilleur parti de capacités IA souvent mal comprises. D’autant plus que celles-ci vont changer, qu’on le veuille ou non, de nombreuses pratiques professionnelles. En ce sens, il y aura donc ceux qui surfent sur la vague, ajoutent une corde à leur arc et s’adaptent… et d’autres qui, progressivement, perdront en compétitivité, sans être pour autant totalement « remplacés » par des IA, comme on peut parfois l’entendre.
Mais un autre aspect de cette question est plus souvent ignoré. « Qui » pour former ? Le 13 octobre dernier, Amazon France a annoncé le lancement d’un plan de 50 millions d’euros pour former ses salariés aux compétences numériques d’ici 2030. À l’image de nombreuses autres grandes organisations, la branche française du géant américain capitalise notamment sur la possibilité d’ouvrir son propre centre de formation d’apprentis (CFA), rendue possible depuis la réforme de la formation professionnelle de 2018. Une entreprise qui investit pour former ses collaborateurs : on ne peut que s’en réjouir, alors que, selon la récente étude « Global Workforce Hopes and Fears 2024 » menée par PwC, seulement 43 % des salariés français considèrent que leur employeur fait suffisamment d’efforts pour développer les compétences qui leur seront utiles demain pour leur carrière.
En parallèle, Amazon Web Services veut aller plus loin que sa maison mère, avec l’objectif de former 600 000 Français aux compétences numériques avant 2030. AWS craint en effet un « déficit d’1,5 million de personnes qualifiées » dans le pays, notamment face à l’impact de l’IA générative d’ici cinq ans. Son programme devrait couvrir de nombreux sujets avec 600 cours en ligne gratuits sur l’IA, la cybersécurité, le développement logiciel… Ce 21 octobre, l’entreprise organise donc en grande pompe une « journée portes ouvertes » au sein de l’incubateur Station F, en partenariat avec France Travail, et en présence de Muriel Pénicaud, ex-ministre du Travail à l’origine de la réforme de 2018. Bonne nouvelle ?
La démarche d’AWS met en évidence la difficulté actuelle d’acculturer, puis de former la population globale aux compétences numériques. Selon la même étude PwC, 52 % des salariés français n’ont encore jamais utilisé l’IA dans leur cadre professionnel, et seuls 6 % l’utilisent quotidiennement. À l’échelle mondiale, parmi ceux qui n’ont pas utilisé l’IA générative au travail, un tiers expliquent qu’elle n’est pas applicable à leur fonction, mais 24 % n’y ont tout simplement pas accès dans leur entreprise, et 23 % ne savent pas comment l’utiliser.
De plus en plus d’entreprises se lancent ainsi sur le marché et sont soutenues pour le faire, comme l’atteste, par exemple, fin octobre, la levée de fonds de 3,5 millions d’euros du français Mendo pour accélérer l’adoption de l’IA générative dans les organisations. La jeune pousse, créée en 2021, compte parmi ses clients le groupe Yves Rocher, et elle avait déjà levé 700 000 euros en 2023, dans un contexte pourtant difficile de tensions sur les investissements dans la French Tech.
Au-delà des salariés, les acteurs du numérique cherchent à intervenir de plus en plus tôt pour acculturer et former les futurs travailleurs. C’est ainsi qu’en octobre également, IBM a dévoilé un projet pilote pour former des lycéens et des personnes en recherche d’emploi aux métiers du numérique. Pour y parvenir, le projet s’appuie sur l’application conversationnelle Hello Charly afin d’orienter ces « engaged learners » vers les fonctions correspondant à leurs personnalités et compétences, et pour les guider vers les formations adéquates. En France, cette expérimentation devrait concerner 600 personnes d’ici fin 2024, mais à l’échelle mondiale, IBM affirme vouloir former 30 millions de personnes dans les cinq années à venir.
La difficulté des formations initiales traditionnelles à préparer aux nouveaux métiers, en constante évolution, est bien connue. Cela explique l’appétit des plus grands groupes, forts consommateurs de talents, pour des opérations permettant à la fois d’attirer les nouveaux entrants sur le marché du travail et de proposer des alternatives de formation mieux alignées avec leurs besoins. La montée en puissance progressive de la formation continue, appréciable, ne suffit pas à suivre le rythme des demandes. Les entreprises ont donc tout intérêt à prendre le sujet à bras-le-corps, la création de CFA étant un bon exemple.
Toutefois, la dynamique actuelle, ravivée par le boom de l’IA générative, amène d’autres questionnements. En effet, l’influence des formateurs dans la compréhension des enjeux technologiques n’est pas anodine. L’investissement très important des géants américains dans ce domaine prépare également leur avenir. Ils jouent cartes sur table depuis longtemps : les politiques des grands éditeurs de logiciels, consistant à proposer gratuitement, notamment aux universités, l’accès et la formation à leurs outils, ont fortement contribué à les installer ensuite dans toutes les organisations. Quand on est formé très tôt à un usage ou un outil, on en devient de facto pour des années le meilleur ambassadeur dans les entreprises ou les administrations que l’on rejoint. Cette stratégie bien documentée persiste évidemment aujourd’hui avec les nouveaux outils du numérique. Elle contribue à façonner une partie des visions du monde des citoyens et des travailleurs. Alors que les entreprises se préoccupent chaque jour un peu plus du sujet complexe de la dépendance technologique, peut-être serait-il aussi temps de proposer des alternatives « à l’échelle » du côté français et européen en matière d’acculturation et de formation à l’IA générative et aux technologies de demain.