Les fabriques d’IA, l’aube d’une nouvelle donne pour l’Europe ?

Pour combler le retard de l’intelligence artificielle en Europe, la Commission européenne parie sur la mise à disposition des supercalculateurs européens aux PME et aux startups à travers le concept de fabriques d’IA.

En janvier 2024, la Commission européenne a lancé un train de mesures sur l’innovation en matière d’intelligence artificielle pour soutenir en priorité les PME et les startups. Ces mesures s’inscrivent dans le cadre du pacte européen sur l’IA, le AI Act, entré en vigueur le 1er août dernier, dont l’objectif est de développer une IA « digne de confiance » à l’échelon européen.

Parmi ces mesures, la Commission européenne a lancé un appel à propositions glissant relatif aux fabriques d’IA le 10 septembre dernier. Cet appel sera ouvert de façon permanente jusqu’au 31 décembre 2025, la première échéance étant fixée au 4 novembre 2024 et les dates butoirs ultérieures tous les trois mois tant que des fonds seront disponibles.

Ces fabriques d’IA mettront à disposition des PME et des startups des heures de calculs sur supercalculateurs en utilisant les ressources du réseau de supercalculateurs d’Europe, The European High Performance Computing Joint Undertaking (EuroHPC JU), autrefois réservées aux chercheurs. Les entreprises pourront ainsi entraîner leurs jeux de données, en collecter d’autres, bénéficier de synergies…

Car ces fabriques proposeront un guichet unique IA pour tout le public cible afin de faciliter le fonctionnement, mais surtout réunir dans un seul lieu puissance de calcul, données et talents.

Quatre milliards d’euros d’investissements

Le projet accompagnera également des initiatives visant à renforcer le réservoir de compétences de l’Union dans le domaine de l’IA générative grâce à des activités d’éducation, de formation, de qualification et de reconversion.

En sus, un soutien financier sera consacré à l’IA générative par la Commission dans le cadre d’Horizon Europe et du programme pour une Europe numérique. Ce paquet mobilisera environ 4 milliards d’euros d’investissements publics et privés supplémentaires d’ici à 2027.

Cela peut sembler conséquent, mais c’est là que le bât blesse. La mise à disposition aux PME et startups des puissances de calculs des supercalculateurs ressemble à une très bonne idée, mais l’enveloppe allouée démontre le manque de moyens financiers du Vieux Continent face à ses rivaux. L’investissement européen dans l’IA générative d’ici 2027, 4 milliards d’euros donc, représente peu ou prou les dernières pertes annuelles d’OpenAI, l’entreprise mère de ChatGPT. L’ensemble de la filière européenne d’IA générative recevra autant en trois ans que ce qu’a perdu Open AI l’année dernière.

Deux millions d’heures de calculs coûtent au minimu six millions d’euros

« Les salaires des scientifiques IA aux Etats-Unis tournent en moyenne autour de 500 000 dollars. C’est loin d’être le cas en Europe », constate Jean-Gabriel Barthélemy, ingénieur en intelligence artificielle chez Lingua Custodia, une entreprise très bien placée pour évoquer les fabriques IA car elle vient de remporter fin juin des mains de Thierry Breton, ancien commissaire européen au marché intérieur, un prix européen lui allouant deux millions d’heures de calculs GPU (qui coûtent de six à dix millions d’euros sur le marché) avec le supercalculateur Leonardo (315 pétaflops de performance maximale). Il ajoute : « Le concept des fabriques d’IA est de réunir sur les sites des supercalculateurs européens des chercheurs et des petites et moyennes entreprises pour développer des modèles d’IA. Pour avoir assisté la semaine dernière à une réunion de tous les gros acteurs cloud européen, ce que je comprends c’est que les entreprises pourront faire appel aux ressources de calculs pour des besoins de fine tuning, mais aussi passer outre les difficultés techniques pour y accéder. »

Olivier Debeugny, fondateur et CEO de Lingua Custodia, a ressenti « l’envie de l’Europe d’accompagner les petites structures et d’être à l’écoute de nos besoins puisqu’ils nous ont demandé un retour d’expérience. » Même son de cloche chez Albert Meige, explorateur des technologies : « C’est une initiative positive qui montre que l’Europe prend des mesures pour renforcer ses capacités en IA. Le projet permettrait de rattraper une partie du retard en construisant des infrastructures critiques et en stimulant l’innovation. Le marché de l’IA générative est prêt pour une croissance explosive, avec des opportunités multiples à travers la chaîne de valeur – et notamment concernant la puissance de calcul. Cependant, le financement proposé ne suffira pas à concurrencer les États-Unis et la Chine, qui investissent bien plus massivement. »

Multiplication par six de la puissance de calcul en trois ans

Depuis que le numérique est numérique, l’Europe court après un champion qui mangerait à la table des sept magnifiques, mais qui n’a jusqu’à présent pas émergé. Pour Albert Meige, le manque de champions s’explique par une fragmentation du marché européen, un écosystème de financement limité, ou en tout cas, beaucoup plus restreint qu’aux US ou en Chine et une régulation complexe. Pour lui, le facteur clé de succès des fabriques IA sera l’implémentation et l’adoption rapide dans les secteurs industriels stratégiques.

De plus EuroHPC va multiplier par six sa puissance de calcul en trois ans, ce qui permettra de démocratiser l’accès aux supercalculateurs, car comme le précise Olivier, « il ne faut pas croire que n’importe qui a accès à cette puissance. »

Et le CEO de Lingua Custodia de se montrer optimiste : « Je ne pense pas que l’Europe a déjà perdu le combat de l’IA générative. Actuellement, deux chemins sont pris : celui de la recherche de l’IA générale (NDLR : une IA capable d’apprendre ou d’effectuer n’importe quelle tâche) d’un côté, des modèles spécialisés répondant à des usages bien précis. » Comme le positionnement de Lingua Custodia à ses débuts en 2014 qui a bâti un « Google traduction pour la finance ». « Il y a énormément de place pour des acteurs plus petits et spécialisés et c’est selon moi, ce que la Commission européenne cherche à développer », renseigne Olivier Debeugny. Un modèle d’IA fonctionne d’autant mieux qu’il est spécialisé.

Les investisseurs européens rechignent à perdre de l’argent pendant cinq ans

Mais à spécialiser l’existant, ne risque-t-on pas de se priver de la prochaine IA disruptive, l’IA générale ? Sans doute parce qu’une fois encore nous n’avons pas les moyens financiers : « On ne peut pas trouver en Europe des financements de 500 millions ou d’un milliard d’euros, » renchérit Olivier Debeugny.

De plus, ajoute Jean-Gabriel Barthélemy, « les investisseurs ne sont pas prêts à perdre de l’argent pendant cinq à six ans. » Et le CEO et l’ingénieur de Lingua Custodia de répondre d’une seule voix : « Le projet est bon mais gagnerait à être clarifié car trop de zones d’ombre subsistent. »

Cela semble inhérent avec la boîte noire de l’IA, cette autre zone d’ombre qui empêche les experts, même s’ils connaissent les données en entrée et en sortie, de savoir exactement comment l’IA parvient au résultat donné.

Outre ces problèmes techniques, l’acuité de ce projet est qu’il vise à la maîtrise de l’IA, qui est un enjeu de souveraineté. Nous connaissons le mot de Poutine à des étudiants russes avant l’invasion en Ukraine : « Celui qui contrôlera l’IA contrôlera le monde. » La Commission a fait le choix de mutualiser les savoir-faire en Europe dans cette course mondiale.