Dans la course à l’innovation, les entreprises du CAC 40 se tournent de plus en plus vers les start-up. Une stratégie qui implique quelques ajustements.
On ne les arrête plus ! A chaque semaine, son lot d’annonces par les groupes du CAC 40 en matière d’open innovation. Aussi, depuis quelque temps, Axelle Lemaire enchaîne les rendez-vous avec leurs dirigeants. La raison ? Faire le point sur les relations qu’ils entretiennent avec les start-up et les initiatives mises en place. La secrétaire d’Etat en charge du numérique souhaite rapprocher les grands et les petits pour accélérer l’innovation en France ! « Des grands comptes, qui sont nos clients, nous ont confié vouloir créer un Lab comme le nôtre », se réjouit Jean-Claude Guyard, directeur des Lab’s Innovation de Capgemini France. Cette culture de l’open innovation se diffuserait donc dans tout le CAC… même si certains sont plus lents et discrets que d’autres.
Pour initier de tels partenariats, des équipes internes sont mises en place par certains groupes afin d’identifier les besoins et les technologies existantes sur le marché. « Nous faisons du scouting. Nous regardons d’abord quels projets nous souhaitons voir accélérer avec les start-up, puis nous cherchons le bon partenaire dans notre écosystème de l’innovation. Une fois la start-up identifiée, nous montons des partenariats de recherche et de business », explique Jean-Pierre Pélicier, directeur open innovation et New Ventures chez Air Liquide. Par exemple, intéressé par l’oxydation hydrothermale supercritique, le chimiste a signé, fin 2012, un contrat technologique et commercial avec le Parisien Innoveox. Créée en 2008, cette entreprise est spécialisée dans les solutions pour le traitement de déchets organiques par cette technique fondée sur les propriétés des fluides supercritiques.
En janvier 2012, le leader mondial de l’acier, ArcelorMittal, s’est associé à la société française Gidophone, fabricant de bornes publiques permettant de recharger les batteries des appareils mobiles. L’entreprise, créée en 2009 (filiale du groupe Askco), cherchait un partenaire industriel pour soutenir son développement. ArcelorMittal lui a fourni les 30 tonnes d’acier nécessaires pour produire ses bornes en série, tandis que le sidérurgiste pénétrait un nouveau marché.
Lafarge, le spécialiste des matériaux de construction, signe lui aussi régulièrement des accords de partenariats avec des start-up. En 2013, il s’est associé à une jeune pousse américaine, Solidia Technologies. Basée dans le New Jersey, elle commercialise des procédés brevetés qui facilitent et rentabilisent l’utilisation du CO2 pour créer des matériaux de construction durables et de qualité supérieure. Le bénéfice est double pour le Français. Lafarge collabore avec Solidia pour la production de ciment et de béton ainsi que la commercialisation de la technologie, tout en montrant sa volonté de contribuer au développement durable des villes…
Mais, être soutenu par Orange, EDF ou Renault… représente évidemment une ouverture de marchés et un aboutissement pour de nombreuses petites sociétés. « Ça revient à avoir un investisseur qui vous sécurise et vous accompagne. Si la synergie est au rendez-vous, c’est du gagnant-gagnant », souligne Michel Racat, cofondateur de la start-up BeezUp. Créé en 2009, cet éditeur d’un logiciel de référencement pour les catalogues des e-commerçants sur les places de marché, compte de gros portefeuilles parmi ses clients. « Il y a un écart important entre la bonne idée et la réalité. Ces collaborations permettent aux start-up d’accéder à un marché, car avoir une solution innovante ne suffit pas », explique Laurence Duyck, open innovation manager, en charge des start-up chez Veolia.
Pour autant, certaines jeunes pousses restent réticentes à l’idée de collaborer avec un « grand ». « Nous sommes transparents sur le sujet. Quand nous discutons avec une start-up, nous leur précisons bien que l’intégration ou l’exclusivité n’est en rien le modèle fatal. Nous privilégions les partenariats agiles, dans lesquels les deux parties tirent un réel bénéfice », poursuit Laurence Duyck, bien consciente du problème. Les mauvaises expériences peuvent arriver. BeezUp a été approchée par un gros du transport. Mais sa notoriété n’a pas suffi à convaincre la start-up… Au final, aucun accord n’a été trouvé. « Il y avait trop de différence entre notre produit et leurs attentes. Nous aurions dû élaborer un tout autre produit. Ils nous demandaient presque de recréer une société dans la société… », témoigne Michel Racat. La différence de taille et d’organisation est aussi un point de blocage pour les start-up. « Comme on dit souvent, ils ont le temps et nous la montre, déclare Julien Coulon, co-fondateur de Cedexis, start-up spécialisée dans l’optimisation de la performance des sites web et mobiles. C’est chronophage de travailler avec un grand groupe. Il y a un nombre incroyable de réunions à faire. »
Entre corporate ventures et opportunisme
En raison du temps passé et du risque d’échec, les grands groupes tendent parfois à privilégier le corporate ventures pour repérer les jeunes pousses dans leur domaine. Ce dispositif de capital-investissement permet de financer des jeunes entreprises et de procéder à une veille stratégique. L’assureur Axa vient ainsi de lancer son propre fonds de capital-risque. Doté de 200 millions d’euros, Axa Strategic Ventures a pour objectif de soutenir l’innovation dans les métiers de l’assurance, mais aussi d’explorer d’autres secteurs comme la gestion d’actifs, les technologies financières et la santé. De même pour GDF Suez, Safran ou EDF (voir encadré). D’autres choisissent de se regrouper pour former un fonds de multiple-corporate ventures.
Ce fut le cas par exemple, en 2011, entre Orange, Total et la SNCF. Ensemble, ils ont créé Ecomobilité Ventures (30 millions d’euros). Ce fonds européen dédié à la mobilité durable a déjà investi dans six start-up (dont les françaises OuiCar, un site de location de voiture entre particuliers, et ez-Wheel, qui conçoit et vend une roue électrique autonome). Et, début 2015, le trio a été rejoint par le fournisseur de gaz, Air Liquide et le fabricant de pneumatiques, Michelin. Quant à Orange et Publicis, ils ont créé en mars 2012 OP Ventures. Piloté par Iris Capital, le fonds dispose de 300 millions d’euros.
La participation financière ou l’acquisition d’une start-up peut également se faire de manière opportuniste, stratégie qu’a privilégiée Accor. Pour la première fois, l’an dernier, le géant hôtelier a acheté une petite société française, Wipolo, qui propose des solutions mobiles et Web de gestion de voyage. « Leur produit était très intéressant et totalement en adéquation avec notre plan digital », explique Yves Lacheret, directeur Promotion et Accompagnement des Entrepreneurs du groupe. « Accor ne va sans doute pas acquérir une société technologique à 100 millions d’euros, mais on ne s’interdit pas de regarder certains dossiers de sociétés prometteuses », ajoute Laurent Idrac, DSI d’Accor. La société de conseil Capgemini ne souhaite pas non plus systématiser les acquisitions. « Nous avons déjà acheté des start-up pour acquérir des outils, mais nous ne faisons pas de venture capitalistique. Ce n’est tout simplement pas la philosophie du groupe », justifie Jean-Claude Guyard, directeur des Lab’s Innovation de Capgemini France.
Changer de rythme
Pour dépasser le traditionnel investissement et nouer des relations plus fortes avec les start-up, les grandes entreprises doivent donc s’adapter. Ce qui passe par des changements organisationnels et culturels. « Nous réfléchissons actuellement à la meilleure manière de coopérer avec les start-up, et de combiner au mieux leur agilité et leur créativité avec nos capacités d’investissements et nos compétences », avance Gilles Litman, directeur Stratégie, Développement, Innovation et Business Excellence chez Sanofi France. « C’est à nous de travailler encore plus vite, d’être encore plus réactifs et de nous organiser différemment. C’est un dynamisme intéressant et stimulant pour nos équipes, qui permet de faire avancer les choses à un autre rythme », estime, pour sa part, Carlos Espina, directeur de la R&D du groupe Lafarge. Chez Veolia, les équipes ont appris à travailler autrement. « On priorise. Pédagogie et management ont été nécessaires en interne pour expliquer que collaborer avec des start-up est un atout non-concurrentiel », raconte Laurence Duyck.
Pour faciliter ces changements, les grandes entreprises se concentrent d’abord sur des événements ponctuels (hackathons, concours…). Ces événements permettent aux start-up de faire connaître leurs projets, d’être évaluées par les équipes des grands comptes et, en cas de succès, de signer un partenariat commercial. L’industriel Saint-Gobain a créé, en 2008, son « Concours d’Innovation Nova ». Celui-ci décerne trois prix à des start-up qui développent et commercialisent des solutions innovantes dans l’énergie, l’habitat et l’environnement, ses domaines phares. EDF a également lancé en 2013 le prix EDF Pulse, qui récompense les meilleurs projets internationaux, liés à l’électricité dans les domaines de la science, l’habitat, la santé, la mobilité et l’accès à l’électricité. De son côté, le Crédit agricole Store organise avec Orange un hackathon de deux mois. Appelé « Mobile Banking Factory », les développeurs, designers et marketeurs utilisent les données du Crédit agricole Store pour imaginer des applications innovantes. Nouveauté cette année, l’éditeur Salesforce s’est associé à l’événement et permet ainsi aux participants d’utiliser les API de sa plate-forme.
Intégrer la culture « start-up »
Cependant, ces challenges ne permettent pas de diffuser de façon pérenne la culture start-up dans les entreprises du CAC 40. Certaines ont donc pris les devants en devenant partenaires de lieux d’innovation, qui se multiplient notamment à Paris (Bordeaux et Lyon depuis peu) à l’initiative du Club Open Innovation. Inauguré en 2014 dans la capitale, l’incubateur Boucicaut, spécialisé en e-santé, compte 21 partenaires, dont six entreprises du CAC 40. Accor est partenaire depuis 2012 de l’Innovation Factory, un cluster numérique. On y trouve des start-up, des PME et des étudiants de la Web School Factory. « C’est un espace pour faire des rencontres incroyables voire improbables. J’y ai croisé Sigfox lors d’un pitch de start-up et je me suis dit qu’il serait utile pour notre projet de chariot connecté », se souvient Laurent Idrac.
Plusieurs autres entreprises du CAC 40 ont choisi d’opérer en mettant en place leurs propres incubateurs. Qu’ils soient hébergés dans leurs locaux ou à l’extérieur, les incubateurs et accélérateurs séduisent de plus en plus les grands groupes. Capgemini a opté pour la deuxième option. Aujourd’hui, le groupe de conseil dispose de six Lab’s Innovation en France, dont le dernier a été inauguré à Suresnes (Hauts-de-Seine) en décembre dernier. Ce Lab est divisé en trois espaces : un showroom, une zone d’accélération et un FabLab (lieu de fabrication). Capgemini incube des projets pendant huit semaines, avec une particularité : les produits et services développés sont « commandés » par ses clients. « Nous sommes hyperpragmatiques. Nous préparons les démos avec les start-up et les aidons à se recentrer sur ce qu’elles doivent présenter aux clients pour améliorer leur scoring et recentrer leur discours », détaille Jean-Claude Guyard.
Le groupe Veolia a, quant à lui, lancé un programme d’accélération, le Veolia Innovation Accelerator (VIA). Le n°1 mondial de l’eau propose notamment aux start-up un accès à des sites pilotes et ses capacités de R&D. « Nous avons une première approche ciblée où l’on exprime un besoin, via un appel à solutions externes, afin de détecter des solutions innovantes qui répondent à ce besoin ainsi qu’une seconde approche, dite opportuniste, dans laquelle toutes les sociétés externes sont libres de nous proposer une solution », décrit Laurence Duyck. Depuis sa création en 2010, le VIA a collaboré avec plus de 400 entreprises. Un succès qui a amené Veolia à étendre ce programme ailleurs en France. C’est ainsi qu’est né en 2013 le Territorial Innovation Accelerator (TIA). « Contrairement au VIA, nous collaborons avec d’autres industriels, tels qu’Orange et Rabot Dutilleul, initialement pour le TIA Nord-Pas-de-Calais, pour détecter et animer ensemble tout cet écosystème. » Après le Nord-Pas-de-Calais, la première région à bénéficier du TIA, le département de la Seine-Saint-Denis suivra.
Les articles du dossier
- Enquête – Les start-up, nouvelle obsession des grands groupes
- Infographie – Toutes les démarches d’open innovation du CAC 40
- « Il faut savoir faire confiance à des petites sociétés » – Interview de Laurent Idrac, directeur des systèmes d’information d’Accor
- « Les trains pourraient se transformer en gigantesque hub télécom » – Interview d’Yves Tyrode, directeur général digital et communication de la SNCF
- « La PME doit changer ses méthodes de travail » – Interview de Vahé Torossian, vice-président marché PME et partenaires de Microsoft
- « L’accélération de Numa : un pari réussi » – Interview de Marie-Vorgan Le Barzic, déléguée générale de Numa
- Start’in Post, l’accélérateur de La Poste qui accroit le business
- ALLIANCY, le prix récompense 3 lauréats en 2015