Aujourd’hui, bon nombre d’entreprises, qualifiées un peu abusivement de « disruptives », s’illustrent particulièrement sur des usages communs pour lesquels la valeur existante ne demandait qu’à être démultipliée. C’est le cas notamment de celles axées sur l’économie du partage, mais également de la plupart des modèles digitaux, qui, en quelque sorte, font « du neuf avec du vieux ».
Le covoiturage, par exemple, repose sur un service vieux comme l’automobile : l’auto-stop. Avant le numérique, celui-ci était gratuit et représentait pour de nombreux jeunes un moyen de transport quasi quotidien (retour de boîte de nuit, week-end, vacances…). Si la durée du voyage restait aléatoire, tout comme la qualité de la « prestation », le système laissait beaucoup de place au hasard qui, on le sait, est une source importante de rencontres et de découvertes dans tous les domaines (la fameuse « serendipité »).
Le digital n’invente rien
Le digital a bouleversé la donne, grâce à deux qualités essentielles : l’interaction et la géolocalisation. Mais pour revenir à l’auto-stop, s’il reprend un usage existant pour l’améliorer, il repose toutefois sur un fondamental qui n’a rien de digital : un parc automobile existant et des personnes qui choisissent de s’endetter pour acheter une voiture et sont prêtes à partager un moment, un service…
Dans ce cas précis, le digital n’invente rien : il rationalise et optimise. C’est le règne de la performance immédiate. Blablacar répond à votre besoin en vous évitant de vous poster Porte d’Orléans pendant des heures. Entre temps, le service est devenu industriel donc payant, et chacun y trouve son compte.
Vers moins de liberté ?
Mais les voitures connectées intégrant des systèmes d’aide à la conduite de plus en plus performants, voire les véhicules autonomes pilotés par des algorithmes, ne risquent-ils pas de nous priver d’une partie de notre liberté ? Le plaisir de conduire, comme le choix de son itinéraire, sont-ils voués à devenir un souvenir de l’ancien temps ? Un temps durant lequel quelques générations auraient connu le plaisir de prendre des chemins de traverse, de découvrir un petit restaurant ou un hôtel dans un village, de suivre au hasard une route de campagne, comme de fantasmer derrière une voiture de sport. Le temps des Steeve McQueen et du « Joe Bar Team » sur nos départementales est-il réellement révolu ?
Sous prétexte d’une « assistance » bien intentionnée, allons-nous, comme dans d’autres domaines annexés par le digital, dériver vers une relation maître-esclave, où la voiture conforterait le plus grand nombre dans l’absence de prise de décisions ou de choix ? Pire encore, pourquoi apprendre à conduire, puisque l’algorithme sait ? Pourquoi identifier et faire la différence entre une personne âgée qui traverse la rue, un cycliste qui grille le feu rouge ou un vulgaire poteau puisque les capteurs comprendront qu’une masse est à éviter ?
Et le lien social ?
Au-delà de ce paradoxe, il me semble que le digital présente un potentiel de progrès qui a jusqu’alors été négligé. Pour reprendre notre analogie automobile, les propriétaires de véhicules continuent malgré tout de vivre leur passion. Ils acquièrent, réparent, remplacent des voitures pour prendre et reprendre ces itinéraires « alternatifs », rarement proposés par le GPS… Malheureusement, certains services de base n’existent plus : les stations-service, souvent dernier lieu de rencontre des villages, comme les cafés, ferment à tour de bras…
Dès lors, comment faire revenir une clientèle de passage, perdue sur l’autoroute ou tout simplement créer de la valeur pour les citoyens ruraux ? Comment redonner l’envie de parcourir notre beau pays et redévelopper une économie locale ? Comment recréer du lien social ? L’automobile et tous les services connexes pourraient le permettre. Avec une population vieillissante, l’enjeu va vite devenir national.
Imaginons des tiers-lieux développés par des sponsors, des acteurs de l’énergie, du transport, du tourisme, de la santé, des assurances, etc. cherchant à récupérer la relation client abandonnée à la distribution. Des tiers-lieux thématiques permettant de fédérer plusieurs activités – depuis la livraison, le transport et la réparation par exemple jusqu’à tout autre service disponible selon les spécificités de la région. Des plates-formes permettant de traiter les services entrants et sortants de la ville : par exemple, le hub de la livraison permettant de passer du camion au véhicule propre pour des livraisons la nuit en silence. Mais aussi ce lieu de retour de colis ou de services dans et hors les murs. La plate-forme du « plombier digital » pour les métiers du service à domicile, ou encore le fablab, intégrant tous les outils de création et production, dont la fameuse imprimante 3D, où jeunes et seniors se retrouvent pour partager la connaissance, réparer, créer et vivre ensemble.
Autant de potentiel de réalisation que la « génération analogique et mécanique », nos tourneurs-fraiseurs, nos techniciens ou ingénieurs informaticiens d’hier, autrement dit nos seniors de demain, auront tout intérêt à utiliser pour créer de la valeur et, ainsi, se garantir leur « complément retraite ».
L’économie de demain : centrée sur le local
L’économie peut à nouveau reposer sur tout l’écosystème local de services, de TPE et d’artisans. Les tiers-lieux peuvent permettre de recharger sa batterie de voiture, mais aussi de se restaurer ou de réparer un appareil (smartphone, électroménager…) ou sa voiture en collectif, sous le parrainage d’une ou plusieurs marques. Ces plates-formes de service pourraient à la fois valoriser le travail des artisans et contribuer à étoffer leur savoir-faire par le biais d’ateliers numériques de formation organisés par ces marques.
Le caractère local de ces initiatives permettrait au senior d’identifier les services répondant à ses attentes du quotidien comme à sa socialisation. Ce qui n’est pas sans rappeler le rôle de médiateur social du commerçant dans les villages, à même de repérer l’absence inhabituelle d’un client régulier par exemple. Le bar et la pharmacie du village y trouveraient leur place sous une forme plus centrée sur le bien-être, la qualité de vie, la pédagogie, l’accompagnement individuel ou en groupe, et intégrant des services à domicile. Pourquoi pas sous la forme d’un « pharmabar » dans lequel l’alcool serait remplacé par les cocktails de plantes et de fruits aux qualités énergisantes et réparatrices ?
Le digital est l’occasion de créer de véritables écosystèmes au sens noble du terme. Pas des réseaux d’intérêts s’appropriant une activité sous prétexte de rationalisation, avec en prime une importante casse sociale. De véritables écosystèmes répondant à la fois aux besoins locaux et aux voyageurs de passage. Ceux-là mêmes que Michelin magnifiait il y a 100 ans à travers ses célèbres guides, symboles de plaisir, de liberté, de découvertes. Acteur qui d’ailleurs avait toute la légitimité pour développer une plate-forme de service dans le domaine du tourisme afin de valoriser nos acteurs locaux de la restauration, mais qui a laissé nos amis outre-Atlantique nous imposer leur choix ; un comble quand on connaît leur culture culinaire !
Le plaisir est un important contributeur à la création de valeur, c’est même l’un des aspects fondamentaux de l’humain. Ne l’oublions pas.