Frontalière sur 600 kilomètres, la future région Alsace-Champagne-Ardenne-Lorraine (Acal) se trouve en lisière de grands pôles numériques européens. Ses échanges avec les quatre pays voisins restent pour l’heure limités, mais des pionniers – publics et privés – lancent les premières incursions transfrontalières.
Seule, la future grande région Alsace-Champagne-Ardenne-Lorraine (Acal) constitue un territoire aussi grand que le Danemark, mais globalement pauvre en infrastructures numériques. En se rapprochant de ses voisins belge, allemand, luxembourgeois et suisse, elle constituerait une place forte européenne de l’e-commerce, des services et de la recherche. Cette réalité semble pour l’heure échapper aux candidats aux prochaines élections régionales, mais certains acteurs, publics et privés, commencent à explorer le potentiel des coopérations transfrontalières.
Le Luxembourg, place forte du numérique
Disparate côté français, le tissu numérique l’est tout autant à ses frontières. En Champagne-Ardenne comme en Wallonie, la priorité consiste plus à résorber la fracture numérique qu’à gérer les flux transfrontaliers. La situation est tout autre à la frontière franco-luxembourgeoise, où une Lorraine plutôt ambitieuse côtoie un petit Etat devenu en moins de cinq ans une place forte européenne du commerce électronique et des services. Aiguillonné par la fin du secret bancaire, le Luxembourg s’est reconverti à toute allure vers l’économie numérique. Il accueille sur son territoire des géants tels Amazon.com, eBay ou PayPal, tout en développant ses propres activités de distribution de contenu, de paiement électronique et de cloud. Avec ses 549 000 habitants, le Grand-Duché s’est ainsi hissé en 2015 au 9e rang du rapport mondial sur les technologies de l’information publié par le Forum économique mondial.
« Le secteur du numérique luxembourgeois progresse à une telle vitesse que le pays ne pourra pas tout absorber. Région frontalière la mieux placée, la Lorraine bénéficiera certainement de cette croissance », estime Frédéric Schnur, président de l’association Grand Est Numérique. Les deux voisins développent pour l’heure des activités différentes, mais complémentaires, au sein d’un bassin d’emploi quasi-intégré. Les entreprises luxembourgeoises recrutent en Lorraine des développeurs bien formés, auxquels ils proposent des salaires nettement supérieurs à ceux pratiqués en France. Les frontaliers français viennent créer leur start-up au Luxembourg, où ils trouvent des circuits de décisions courts et des ouvertures immédiates sur l’international.
Un datacenter de nouvelle génération
Ces échanges ne se sont pas encore matérialisés sous forme de réseaux ou de cloud. Au nord de la Lorraine, la frange frontalière du Luxembourg démarre tout juste la construction d’un réseau à très haut débit dans le cadre de l’opération d’intérêt national Alzette-Belval. Chargé d’accompagner côté français l’émergence d’un nouveau pôle urbain sur la commune luxembourgeoise d’Esch-sur-Alzette, l’établissement public d’aménagement (EPA) Alzette-Belval voit dans le numérique un axe de développement essentiel pour la reconversion d’un territoire rural et désindustrialisé et porte depuis sa création un projet de cloud transfrontalier. Douze mois d’études, dont les résultats seront rendus publics en fin d’année, confirment la pertinence d’un datacenter de nouvelle génération. L’équipement ne visera pas l’extrême sécurisation des cloud de Tiers 3 ou Tiers 4 – dont le Luxembourg s’est déjà doté –, mais qui se positionnerait sur le marché de la redondance, du stockage de courte durée ou des données moins sensibles. « Nous préconisons la création d’un datacenter évolutif, qui pourrait se développer en plusieurs phases. Implanté au cœur de l’écocité Alzette-Belval, le projet de Smart Grid se différencierait par un approvisionnement énergétique diversifié et pourrait revendre sa chaleur au réseau urbain », précise Hélène Bisaga, chargée de développement de l’EPA. Etudié très en amont, le cloud transfrontalier pourrait voir le jour en 2017.
Seul opérateur de télécommunications sarrois à afficher des ambitions transfrontalières, Inexio a lancé en septembre la construction d’un réseau de fibre optique de 22 kilomètres pour relier son datacenter de Sarrebruck-Ensheim (Allemagne) à Obergailbach (Moselle) et rejoindre la boucle à très haut débit Tubéo créée par la communauté de communes de Bitche, également en Moselle. Basée à Sarrebruck, l’entreprise utilise 5 000 km de réseau entre la Rhénanie, la Sarre, le Luxembourg et la Belgique, mais ne prospecte pas encore la clientèle française, préférant se concentrer sur le marché allemand. Inexio, dirigée par David Zimmer, compte déjà plus de 50 000 clients en Allemagne ou au Luxembourg. Evoqué par la communauté de communes de Bitche au printemps dernier, un projet de datacenter flanqué d’un cluster numérique à proximité du relais électrique d’ERDF à Obergailbach est retombé dans l’oubli, sitôt passées les échéances électorales. Obérées par l’obstacle de la langue, freinées par la persistance des monopoles nationaux et inhibées par le protectionnisme, les incursions transfrontalières entre l’Alsace et l’Allemagne restent timides. De prime abord, Strasbourg, qui regroupe au long du Rhin les principaux opérateurs français du numérique, paraît bénéficier pleinement de sa position frontalière. L’un des sept Net Center de Numericable-SFR, implanté dans les anciens magasins Vauban sur le port, accueille entre autres la Délégation de Service Public Alsace Connexia géré par SFR Collectivités, Completely Free Software, ou encore, l’opérateur allemand PlusServer.de qui y a implanté plusieurs milliers de serveurs pour bénéficier de coûts d’électricité plus avantageux qu’en Allemagne. Mais l’opérateur allemand pourvoit à ses propres besoins et n’ouvre pas ses capacités de stockage aux entreprises régionales. De même, OVH, basé sur le Bassin de l’Industrie, a choisi Strasbourg pour désengorger le datacenter de Roubaix (Nord) et compléter son maillage vers l’Europe de l’Est, mais réserve son infrastructure à ses propres besoins.
Située à la croisée de l’axe Paris-Frankfort et de la liaison européenne nord-sud qui se prolonge jusqu’à Genève, puis jusqu’en Italie, Strasbourg constitue un relais incontournable des réseaux internationaux. Mais faute de dessertes et de services explicitement régionaux et transfrontaliers, la ville constitue un point de passage où les opérateurs ne s’ancrent pas. Depuis le début de l’ère numérique, la ville souffre de l’absence d’investissements locaux qui lui auraient permis de s’imposer entre Paris et Lyon. « Nous avons créé le réseau Eurogix dès 1999, car il était alors impossible de trouver du débit et des capacités de stockage ailleurs qu’à Paris. Notre association regroupe, aujourd’hui, six opérateurs locaux qui hébergent eux-mêmes une centaine de clients, mais il n’est pas facile de se faire une place en s’appuyant sur la seule bonne volonté des acteurs privés du secteur », témoigne Christophe Megel, président d’Eurogix et CIO de la SSII strasbourgeoise Actimage.
Universités, l’europe numérique reste à construireLes universités de l’Acal constituent les premières utilisatrices potentielles de réseaux et cloud transfrontaliers, mais doivent composer avec des structures administratives complexes et des moyens financiers limités. Basée à Sarrebruck, dotée depuis peu d’un statut associatif de droit luxembourgeois et tributaire de financements aléatoires, l’université de la Grande Région regroupe depuis 2008 les universités de Lorraine, de Trèves, de Sarrebruck, de Kaiserslautern, de Liège et du Luxembourg. « Le numérique constitue une composante essentielle de notre développement, notamment pour faciliter les travaux des doctorants », souligne Johannes Caliskan, chargé de la coopération transfrontalière à la direction des relations internationales et européennes de l’Université de Lorraine. Dotés d’un site internet commun, les six partenaires développent entre autres le programme Tamil, qui vise à mutualiser les données bibliothécaires, et un projet d’e-learning porté par les universités de Lorraine et de Kaiserslautern. Mais ni cloud commun, ni liaison à haut débit dédiée ne sont à l’ordre du jour. En Alsace, les chercheurs de l’université de Strasbourg (Unistra) et du Rhin supérieur coopèrent de longue date avec leurs confrères d’outre-Rhin, mais déplorent le peu de moyens consacrés à conforter les connexions transfrontalières. « Nous disposons sur notre territoire d’îlots de haute technologie, mais le réseau transfrontalier tient avec des bouts de ficelle. Il faut définir des infrastructures en fonction de vrais usages, pour la bonne cause et à des coûts optimisés. Les universités en sont conscientes, mais il manque encore une vision d’avenir partagée à l’échelle européenne. En la matière, l’Europe n’a pas donné l’exemple », regrette Catherine Ledig, professeure associée en master de droit de l’économie numérique à l’Unistra. |
Désenclaver l’Alsace
Fondateur et gérant de l’opérateur de télécommunications strasbourgeois Widevoip, Thierry Wehr dénonce lui aussi le jacobinisme qui place le coût du gigabit alsacien à des tarifs prohibitifs. « Lors de notre création en 2004, nous sommes allés héberger nos équipements et stocker nos données à Frankfort, où nous avons trouvé non seulement des prix compétitifs, mais aussi des opérateurs réactifs, de bonnes capacités techniques et le choix entre une dizaine de fournisseurs potentiels. Depuis, nous travaillons à désenclaver l’Alsace en tirant des liens entre l’Allemagne, la France et la Suisse », indique le dirigeant. Widevoip a déployé un réseau de neuf datacenters entre Paris, Nancy, Metz, Strasbourg, Lyon, Francfort, Genève et Sophia-Antipolis et défend une vision paneuropéenne du numérique.
Autre pionnier du numérique transfrontalier, Actimage, fondé à Strasbourg en 1995, s’est implantée deux ans plus tard à Luxembourg, puis à Kehl (Allemagne), avant d’ouvrir l’an dernier une antenne à Berlin. Totalement bilingue, l’équipe de 33 salariés propose des services d’ingénierie logicielle, de développement d’applications mobiles et de R&D dans les trois pays et compte s’étendre prochainement à l’Autriche et à la Suisse. Elle présente depuis peu à sa clientèle allemande une offre de cloud basée dans son datacenter de Kehl. « Notre offre de stockage rencontre un grand succès, mais il n’est pas certain que nous aurions obtenu ces marchés si le cloud avait été situé de l’autre côté de la frontière », note Alexandra Schott, responsable administrative et financière de l’entreprise.
Si irrationnelle soit-elle, la crainte d’entreposer ses données dans le pays voisin contrarie le développement de cloud transfrontaliers. Les entreprises allemandes sont d’autant moins demandeuses que les structures fédérales de l’Allemagne ont conduit les Länder à se doter de clusters et de datacenters décentralisés et performants.
« Pour l’heure, il n’y a pas encore de stratégie transfrontalière entre l’Alsace et l’Allemagne. Les opérateurs se contentent de répondre aux demandes ponctuelles et n’iront pas intuitivement vers le cloud, qui suppose des investissements lourds. Mais si l’on attend indéfiniment la demande pour définir l’offre, on ne sortira pas du débat. Il est temps de définir une infrastructure dont on connaîtra le coût, le dimensionnement et le positionnement », estime Jean-Marc Kolb, directeur de l’économie numérique à la CCI de région Alsace.
Quelques contacts1 – Business Club France-Luxembourg Créé mi-2015, le BCFL vise à susciter des partenariats entre décideurs français et luxembourgeois et à mieux faire connaître les moyens à la disposition des acteurs économiques. Cette association fédère 80 professionnels du numérique dans le Grand Est et au Luxembourg. Elle a organisé mi-octobre le #GEN3. 3 – Adec Ce pôle de compétence numérique vise à soutenir la transition numérique, à accompagner le transfert de connaissances et de compétences, diffuser les usages des technologies et à favoriser les échanges au niveau transfrontalier et européen. 4 – Fonds lorrain du numérique Créé par l’ILP-Sadepar, ce fonds mobilise 7 millions d’euros au profit des start-up numériques lorraines. |