Des opérateurs téléphoniques aux gestionnaires de gares, en passant par les promoteurs de centres commerciaux jusqu’aux animateurs de boutiques en ligne, jamais l’analyse de l’identité et du comportement des individus et internautes, n’a été aussi poussée. Reste à savoir si une meilleure « connaissance client » par l’entreprise amène réellement une meilleure expérience pour le client lui-même…
Faire des recherches sur Internet pour changer son canapé, comparer, se décider, puis acheter… et se voir proposer par e-mail les jours suivants une offre spéciale pour des canapés. L’anecdote – valable pour tout type de biens ou de services – prête désormais à sourire. Grâce aux spécialistes du ciblage publicitaire, tout le monde l’a vécu ces dernières années. Pourtant, elle est représentative de l’un des points d’achoppement les plus problématiques de cette « expérience client » porté aux nues par les marques et les directions marketing de tous horizons : la qualité de la connaissance client des entreprises et l’usage qu’elles en font.
Mieux connaître son client pour mieux le servir est une promesse entendue depuis longtemps dans le domaine de la relation client. Les éditeurs de logiciels CRM (customer relationship management ou, en français, GRC pour gestion de la relation client) en ont rapidement fait l’un de leurs principaux arguments. Après tout, savoir à qui l’on s’adresse est évidemment essentiel pour être sûr qu’on porte le bon message… Pourtant, quelle entreprise arrive réellement en 2016 à bluffer son client par la fine connaissance de ses besoins et envies, plutôt que par la qualité générale de son service ou par la rapidité de son SAV ? En la matière, même Amazon, qui donne le « LA » en matière de satisfaction client, notamment en remboursant sans ciller ses clients au moindre problème, déçoit en assénant ses offres de manière parfois très simpliste.
Tous clients
« L’idée que la connaissance client est une pierre angulaire d’une bonne expérience client a largement fait son chemin, souligne Gilles Talbott, business consultant EMEA chez Genesys, un éditeur spécialiste de l’expérience client multicanal. Le problème est souvent que beaucoup d’entreprises ont expérimenté des échecs en matière de projets CRM très longs. Ces solutions ont remonté beaucoup d’informations, mais la question de leur exploitabilité ne s’est pas assez posée. Au final, un chargé de clientèle n’était guère plus avancé pour améliorer la relation avec son client. »
Alors, qu’est-ce qui a changé depuis cette
époque pas si lointaine ? « La datascience permet, aujourd’hui,
de pondérer le problème de pseudoconnaissance du client auquel le ciblage publicitaire est confronté, grâce à des règles de plus en plus fines et complexes ; même si ce n’est pas un standard proposé par les outils du marché », note déjà Chrystel Galissié, directrice associée datascience de l’agence Wide, une société du groupe Micropole. « Mais surtout, ce qui change, c’est que le terme connaissance client est devenu trop limitatif. On ne s’intéresse plus seulement au client identifié, aux transactions authentifiées. L’objectif de connaissance s’étend à tous, acheteurs, visiteurs, prospects, membre de communautés… », poursuit-elle. Autrement dit, nous sommes « tous » des clients, qu’il y ait (ou non) un acte d’achat prévu (ou effectué). Une évolution rendue possible par la montée en puissance des analyses dynamiques, plutôt que statiques, qui ne se limitent plus à des extrapolations à partir d’échantillons.
En effet, plus que l’identité ou la nature de la transaction éventuelle, c’est dorénavant le comportement et le contexte qui priment. Les méthodes statistiques n’ont pas beaucoup changé, mais les données de contexte permettent d’éviter les généralités des enquêtes et des segmentations « macro » réalisées historiquement par les marques. Celles-ci visent maintenant de la personnalisation de masse, que le numérique permet de ne plus être un oxymore.
Quand, fin 2015, Altarea Cogedim prend 25 % du capital de l’éditeur de logiciels Openfield (par l’intermédiaire d’Altagroupe, société détenue à 100 % par Alain Taravella, le président-fondateur de la foncière), c’est pour muscler sa « digital factory », une plateforme de données pour ses centres commerciaux permettant d’analyser le parcours client, d’enrichir les données avec celle de tiers extérieurs et de proposer des messages contextualisés à partir de la géolocalisation des individus. La foncière promet d’offrir une palette de services toujours plus ciblés, « au plus grand profit de ses clients ».
Du côté de Bouygues Télécom, « mettre vraiment ses clients au centre » date de 2014. Le projet d’amélioration de l’expérience client s’est accompagné d’une refonte du système d’information et s’est appuyé sur les technologies de Salesforce. « Nous avons cassé la barrière entre le vendeur et le client pour que l’information circule mieux. Le même espace client est devenu leur référentiel commun, en boutique ou au téléphone, avec vision partagée et base de connaissance évolutive en self-service », souligne Alain Angerame, directeur de la relation client de l’opérateur télécoms.
Le but ? Partager le maximum d’informations et avoir le même niveau de savoir partout. De quoi répondre plus rapidement aux sollicitations clients, sans se tromper de problèmes, ni faire perdre de temps. « Pour mettre l’expérience client au cœur de l’entreprise, il faut voir ce que voit le client, décloisonner, collaborer, et donc accéder à cette connaissance en temps réel. Pourquoi est-on en contact avec le client ? Quelles suggestions obtenir par les autres collaborateurs ? Qu’est-ce qui se passe chez nos concurrents ? », met-il en avant, en précisant que le taux de churn s’est amélioré de 20 % depuis, preuve s’il en est d’une meilleure satisfaction et d’une meilleure expérience lors des contacts avec l’opérateur.
Encore peu de PME équipées d’un CRM« Une grande partie du midmarket n’a pas d’approche CRM au sens où l’entendent, aujourd’hui, les ténors du genre. Des fichiers existent, mais c’est souvent très déstructuré et bien souvent les efforts concernent l’acquisition de nouveaux prospects, plutôt que la fédération de la connaissance », décrit François Pichon, directeur marketing Europe de l’Ouest de Teradata. De fait, une étude menée par l’éditeur Sage* au printemps 2015 révèle que 74 % des 315 PME interrogées déclarent ne pas avoir de CRM… Pour 89 % des répondants, c’est le service commercial qui doit utiliser un tel logiciel. Le SAV ou l’assistance arrivent loin derrière. Pourtant, les PME déclarent également qu’un tel outil a pour vocation de piloter la relation client (74 %) bien plus que de prospecter (57 %). Et 50 % des PME pensent n’utiliser que la moitié ou moins du potentiel d’un CRM. Si elles sont globalement satisfaites du meilleur partage d’information apporté, elles sont également unanimes sur l’écueil principal rencontré : 100 % pointent les difficultés d’utilisation. * « Logiciel CRM : où en sont les PME ? » |
Connaître pour mieux vendre ou mieux servir
Ces deux exemples mettent en exergue des finalités légèrement différentes. Si Bouygues Télécom cherche à améliorer son service client, la plupart du temps l’argument de la connaissance client est porté, par les fournisseurs de technologies comme par les responsables en entreprises, sous l’angle de messages marketing ou publicitaires plus personnalisés. En clair, comme moyen de générer des ventes, en se concentrant sur la partie amont du parcours client – avant l’achat – plutôt que sur l’aval (l’acte lui-même et « l’après »). « Il faut distinguer les approches à usage purement commercial, de celles de services, car la connaissance utile n’est pas toujours la même selon les objectifs, estime Virginie Ducrot, directrice générale d’EnvoiMoinsCher.com, société française qui fédère des prestations de livraison issues de transporteurs variés. Ainsi, le big data a un véritable intérêt du point de vue de l’acquisition de clients et pour pousser des messages marketing massivement, mais de façon pertinente… Mais quoi qu’on en dise, c’est un point de vue d’entreprise, pas un besoin direct du client lui-même. »
A l’inverse, celui-ci veut être reconnu immédiatement quand il rencontre un problème et appelle un service client, il ne veut pas perdre de temps à expliquer sans cesse sa démarche et il veut que l’entreprise en face de lui soit intelligente et proactive pour répondre à ses interrogations.
La fin du CRM ?
Une approche de service qui ne nécessite finalement pas les mêmes types de connaissances, ni le même usage des technologies. « Souvent, l’entreprise se construit un beau CRM avec un tas d’or de données… mais en soi, cela n’a aucune valeur pour le client lui-même. L’expérience client ce n’est pas un push marketing ou une fiche CRM, c’est une somme complexe de multiples facteurs qu’il faut savoir activer intelligemment », reconnaît Jean-Philippe Baert, regional VP South EMEA, Salesforce Marketing Cloud. Les progrès technologiques, l’omniprésence numérique, ont cependant fait voler les possibilités limitées du vieux CRM en éclat, il ne reste donc théoriquement que l’imagination pour limiter la façon dont la connaissance peut réellement améliorer l’expérience client.
C’est exactement ce champ ouvert des possibles qui
intéresse Gares & Connexions, la filiale de la SNCF
qui se consacre notamment à la gestion des 3 000 gares françaises. L’entité, née il y a cinq ans seulement sous la pression de la réglementation européenne en matière d’activités ferroviaires, ne s’encombre d’aucun existant, d’aucun préconçu dans son approche des services qu’elle veut fournir aux usagers. Elle tire ses revenus de subventions publiques, mais aussi d’un intéressement sur les activités commerciales qui ont lieu dans ses gares, un aspect dont le potentiel de croissance est beaucoup plus important.
« Nous avons réalisé un benchmark européen et il ressort que nous avons beaucoup de marge en France ! Nous sommes loin des grands centres commerciaux que l’on peut voir en Italie par exemple », explique Arnaud Lutellier, responsable SI marketing digital et services aux clients. Il souligne ainsi que la gare Saint-Lazare à Paris, récemment repensée et rénovée, galerie commerciale comprise, est devenue la plus rentable au mètre carré de France. A ce titre, pour Gares & Connexions la « connaissance client » revient par exemple à analyser les flux voyageurs dans les bâtiments. D’une part, pour détecter et intervenir plus rapidement en cas d’incidents, pour réduire le stress de l’attente au mieux, mais aussi pour améliorer les performances commerciales des boutiques en gare.
L’analyse des flux voyageurs
Les données sur les flux de voyageurs, autrefois issues de comptages manuels et qui s’appuieront, à partir de 2016, sur le Wi-Fi, sont ainsi croisées avec les prévisions d’activités pour piloter les commerces. Mieux, à Marseille-SaintCharles, les enseignements sur les flux voyageurs ont permis d’en rediriger naturellement une partie vers la galerie commerciale, trop peu visitée du fait de sa position dans le bâtiment, en se contentant de réorganiser les types de commerces les plus visibles pour attirer les chalands.
« Nous n’en sommes qu’aux prémices de ce que l’on pourra faire en allant de plus en plus vers le big data et le temps réel. Nous profitons d’une organisation souple, entre le métier et la DSI, pour être dans une logique de Test & Learn, pour lancer des expériences tous azimuts », revendique Arnaud Lutellier.
Et les galeries commerciales ne seront pas les seules servies. Gares & Connexions a déjà profité de ses expérimentations sur la connaissance des voyageurs pour améliorer ses services d’objets trouvés, et compte bien offrir également une bien meilleure expérience en gare aux personnes souffrant d’un handicap. Sans compter des services d’informations aux voyageurs, plus intelligents, ciblés et localisés. De quoi réconcilier peut-être la « connaissance client » utile à l’entreprise de celle agréable pour l’individu.
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