Envisageons les deux acteurs de notre théâtre : le lobbyiste et la start-up. Nos protagonistes sont, l’un et l’autre, spécifiques et parfois mal connus. Il faut donc passer par une description afin de comprendre pourquoi la start-up et le lobbyiste peuvent – et même doivent – former cette « union propice ».
La start-up : idée, big data et risque
La start-up pourrait se définir comme une société utilisant un « modèle opérationnel, technologique ou économique innovant et disruptif dans tout domaine en relation avec le digital ». Derrière cette définition un peu austère, se rassemble une cohorte de jeunes pousses qui se développent selon un modèle exploitant le nouvel or noir de l’économie, les big data.
A l’origine de la start-up : une idée, une vision portée par le fondateur qui va devoir passer par différentes étapes, allant :
- de la preuve du concept (l’entrepreneur précise le concept, puis le service ou le produit, pour finalement apporter la preuve du fonctionnement et, éventuellement, obtenir un brevet)
- à la preuve du concept commercial (la démonstration que la vente est possible, le produit ou service peut se vendre à un prix suffisant pour dégager un bénéfice)
- et, enfin, au développement (l’étape ou l’entreprise déploie son plan commercial mentionné dans son business plan).
A chacune de ces étapes, l’aventure peut changer de nature, s’arrêter ou continuer : le fondateur agit sur un marché en création, donc instable. Il ne dispose pas d’un business model fixe et explore des possibilités.
La start-up obéit à un cheminement particulier qui laisse entrevoir une espérance de croissance à trois chiffres à court terme ; si toutefois une mort précoce ne la tue pas avant (c’est le cas d’une société sur deux avant 5 ans), car le cimetière des start-up est jonché d’idées intéressantes qui n’ont pas trouvé leur marché.
La question du financement est cruciale
L’entrepreneur part dans l’aventure avec ses économies, parfois du love money familial et, très vite, il est confronté à des problèmes de trésorerie. En phase d’amorçage, son entreprise ne fait aucun chiffre d’affaires ou un chiffre d’affaires non significatif. L’investisseur comme l’entrepreneur n’ont pas de donnée suffisante sur la manière dont le produit ou le service sera reçu par le public. Il faudra que l’idée soit particulièrement prometteuse pour qu’un financeur (business angels, investisseurs privés, plateforme de crowdfunding) se risque à mettre la main à la poche.
La phase d’early stage, qui suit l’amorçage, se situe au début du développement quand le chiffre d’affaires est suffisant pour permettre de croire à la possibilité de croissance de l’entreprise. L’entrepreneur pourra alors partir en recherche de fonds et essayer de convaincre les investisseurs dans une compétition très rude. 30 % des dossiers déposés ne vont pas en pitch et parmi eux, seulement 5 à 10 % seront sélectionnés.
L’entreprise, à ce stade, est passée d’une situation d’incertitude totale à une situation de risque. Elle peut estimer son marché et ses chances d’aboutir au résultat, mais elle fait face à une incertitude majeure : les réactions de la concurrence et le délai nécessaire pour atteindre le résultat attendu. La start-up est par essence disruptive en ce qu’elle bouleverse le business model des acteurs en place.
L’entrée en scène du lobbyiste
C’est à ce stade post-early stage qu’entre en jeu notre second acteur, le lobbyiste. Il va s’atteler à la tâche ardue d’insérer le business model de la start-up dans l’environnement règlementaire existant, voire, si nécessaire, le modifier.
Bouleversant l’équilibre du marché des acteurs en place, la start-up va vite se confronter aux réactions épidermiques de ces derniers qui s’abriteront pour se protéger derrière les règlementations existantes, leurs réseaux constitués de longue date, leurs appuis politiques.
Ainsi, le spécialiste des voitures de tourisme avec chauffeur Uber est en butte à la colère des chauffeurs de taxi traditionnels. Un conflit très dur dans de nombreux pays et qui passera en France par des grèves des taxis immobilisant Paris ; la condamnation de deux des patrons d’Uber France pour exercice illicite de l’activité de taxi ; le redressement d’Uber France pour cotisations sociales impayées… et une réponse du gouvernement qui tentera d’apaiser le conflit avec deux lois en l’espace de 2 ans (la loi Thévenoud – qui fait l’objet d’une plainte devant la Commission Européenne – et la loi Grandguillaume en cours d’adoption).
Missionné par Manuel Valls, encore Premier Ministre, pour régler le conflit entre taxis et VTC, le député socialiste Laurent Grandguillaume estime que certaines plateformes comme Uber et Airbnb « ont créé des schémas d’optimisation fiscale et sociale » qu‘il convient d’encadrer. Et c’est sur cette question de la régulation de l’économie collaborative que vont devoir agir et réagir les lobbyistes des start-up.
Corrupteur ou acteur du processus ?
Le lobbyiste souffre, hormis dans les pays anglo-saxons, d’une méconnaissance qui lui porte préjudice. Il ferait dit-on pression sur les pouvoirs publics. Il n’est est rien. En réalité, quand une décision publique est prise, l’information des décideurs est nécessaire. Le lobbyiste défend donc des intérêts particuliers en transmettant la bonne information au bon interlocuteur. Et c’est son engagement à ne diffuser ou relayer qu’une information honnête et rigoureuse qui fonde sa légitimité. In fine, la décision appartient au seul décideur public, c’est-à-dire au politique qui arbitre en conscience entre les différents intérêts en présence.
Une entreprise ou un secteur professionnel fera en général appel au lobbyiste lorsque se prépare une décision susceptible d’influer sur l’organisation de son secteur d’activité ou ses intérêts vitaux. Le lobbyiste connait les rouages de la décision publique et intervient alors pour faire valoir auprès des pouvoirs publics la réalité économique et juridique des intérêts particuliers de son client.
Maintenant, remémorons-nous notre créateur de jeune pousse… Il travaille d’arrache-pied avec ses équipes pour parvenir à réaliser des parts de marché en cohérence avec les prévisions du business plan et a priori pense n’avoir ni le temps ni les ressources à consacrer au lobbying. Peut-être même devrait-il justifier auprès de ses investisseurs sa décision d’allouer des ressources au lobbying plutôt qu’à la croissance de son entreprise. Dans sa stratégie de développement, il intègre la prise en compte de ses concurrents, mais raisonne en défense et non attaque.
Cette stratégie peut lui coûter sa survie. Car c’est précisément à ce stade de développement de son entreprise (post early stage) qu’une stratégie de lobbying doit être pensée dans le cadre du business model. Cette stratégie élaborée sur le long terme passe par plusieurs actions.
La première action vise à l’identification de l’ensemble de l’écosystème de la start-up. Dans la sphère institutionnelle, sont identifiés les fonctionnaires clés au sein du gouvernement : Elysée, Matignon, ministères, au sein de la DG en charge du secteur d’activité à la Commission Européenne, et au sein d’ agences européennes come l’EASME (l’agence exécutive pour les PME qui est décisionnaire sur les financements européens), les élus au sein du Parlement Européen et du Parlement français, les rapporteurs de groupes d’études parlementaires en lien avec le domaine d’activité de l’entreprise.
Ces fonctionnaires seront approchés dans le cadre d’un programme de RDV dont l’objet sera de faire connaitre l’activité de la start-up, son potentiel de développement et argument de poids, les emplois induits à court terme.
Plus largement il s’agit d’avoir une vue d’ensemble sur l’ensemble des parties ayant une relation plus ou moins proche avec l’activité de la start-up : identifier les «alliés », les « opposants » – dans la mesure où l’activité de la start-up est par essence gênante pour les acteurs en place -, comprendre les positions de chacun en vue d’entreprendre un rapprochement et peut-être d’élaborer des alliances qui pourront se révéler décisives. Des argumentaires, ciblés en fonction des opposants identifiés, seront construits afin de leur apporter la contradiction.
On recherchera également dans ce vaste mapping, les référents au sein de Business France, de la Banque Publique d’Investissement, des PCN (Points de Contacts Nationaux) dans le cadre des programmes H2020 de financement européens.
On s’interrogera sur l’existence d’organisations professionnelles en relation avec l’activité de la start-up, les positions éventuellement prises par celle-ci, les pôles de compétitivité qui pourraient ou ont labélisé la start-up, les associations de consommateurs, environnementales, ONG qui pourraient s’être exprimées sur l’activité de la start-up ? Les médias ?
La seconde action, menée en parallèle vise à suivre la règlementation.
Cela passe par une veille sur les travaux parlementaires, consultations publiques, rapports de think tanks à l’échelon français, puis européen. Il faut agir le plus en amont possible afin d’anticiper d’éventuelles initiatives législatives qui pourraient être engagées par les acteurs en place déstabilisés par l’arrivée de la start-up et cherchant à consolider leur position. Dans ce cas, la procédure législative sera suivie attentivement, des argumentaires construits sensibilisant la classe politique sur les enjeux posés et défendant la position de la start-up, des amendements déposés par des élus saisis…
Parfois le lobbyiste convaincra son client de l’utilité d’une action offensive. Il prendra alors l’initiative de susciter une réflexion sur l’opportunité d’un texte législatif venant combler le vide règlementaire afin d’organiser l’exercice de son activité et lui faire une place parmi les acteurs « historiques ».
La troisième et dernière action ressort du domaine de la communication, connexe au lobbying proprement dit. Parallèlement à la bataille législative et parfois judicaire, une bataille de l’opinion va s’engager entre les « anciens » et les « modernes ». Il est crucial pour la start-up de la gagner en s’alliant en particulier avec le consommateur, son meilleur soutien puisqu’il bénéficie grâce à la start-up de nouveaux produits (compte bancaire pour tous/Compte Nickel ; appareil pour malentendants/Octave Sonalto ; lunettes via internet/Sensee…) ou de nouveaux services (Uber, Airbnb, cours de conduite auto/Ornikar…), moins chers et très simples d’utilisation.
Une prise de conscience aussi en Europe
Aux Etats-Unis, on a compris depuis quelques années la nécessité vitale pour les start-up de s’allier les services de lobbyistes. Les majors de l’internet (Google, Facebook et, auparavant Microsoft) ont montré le chemin. Mais le changement réel est intervenu avec Uber et Airbnb qui ont recruté des lobbyistes, souvent d’anciens fonctionnaires de l’administration, à Washington et dans toutes les villes du monde où ils opèrent.
Le budget affecté au lobbying des start-up du digital s’élevait sur les 5 dernières années à plus de 47 millions USD. Soit un budget quasi identique à celui consacré au secteur automobile. Autre constatation, l’association américaine des start-up de l’internet (the Internet Association) a triplé ces trois dernières années le nombre de ses adhérents témoignant en cela de la prise de conscience des start-up de l’importance de défendre collectivement leurs intérêts.
Le lobbying se manifeste également au travers d’organisations professionnelles, constituées par et pour les start-up. Elles sont nombreuses à éclore ces derniers mois en France et en Europe. Les entrepreneurs sont bien les moteurs de cette dynamique qui s’inscrit dans l’écosystème mis en place par les pouvoirs publics (Business France, clusters, pôles de compétitivité, French Tech…) et vient l’amplifier.
On peut citer, par exemple, France Digitale qui, via son président, également cofondateur de PriceMinister, Olivier Mathiot, se mobilise pour faire bouger les lignes de la campagne présidentielle de 2017 et propulser le digital dans le débat public. Cette association a lancé une consultation sans précédent des start-up et propose des pistes concrètes pour « réinventer » la fiscalité des entreprises et des start-up dans un monde globalisé et numérique.
D’autres associations rassemblent des start-up par « niche » du digital, comme :
– France eHealthTech, qui réunit 59 start-up françaises de la e-santé et du bien-être en France avec pour objectif de fédérer les pépites françaises du secteur pour renforcer leur visibilité et influer au plus haut niveau de l’Etat pour défendre leurs intérêts. Cette association, régulièrement consultée par le gouvernement, milite pour l’ouverture des données de la santé publique pour favoriser l’économie de la santé et l’émergence de nouveaux services.
– France FinTech, qui rassemble les start-up du secteur de la FinTech en France, particulièrement dynamique, avec un tissu déjà dense de jeunes entreprises couvrant l’intégralité du spectre des services financiers (banque, assurance, gestion d’actifs, paiements, conseil, etc.).
– En Europe, The European Tech Alliance, créée fin 2015 par Niklas Zennström (ex cofondateur de Skype et CEO de la société de venture capital Atomico), réunit déjà des pépites comme BlaBlaCar, Spotify, Rovio, Supercel …
Le lobbyiste est donc bien un partenaire nécessaire de la start-up qui devra être intégré très tôt dans sa stratégie de développement, une stratégie impliquant un travail de longue haleine, qui pourra mettre des mois avant de se concrétiser et nécessitera une coopération totale entre nos deux protagonistes… Une « union vraiment propice ».