Le 3 juillet dernier, l’association des DSI de grandes entreprises françaises, le Cigref, et son équivalent européen, EuroCIO, interpellaient dans un communiqué de presse au vitriol l’éditeur Oracle et s’engageaient à aider les entreprises qui le souhaitaient à sortir des contrats de l’américain. Emmanuel Gaudin, co-président d’EuroCIO et DSI du groupe Lagardère, assume le caractère inhabituel de cette communication, et porte une analyse sans concession sur l’état du marché auquel sont confrontés les DSI.
Alliancy. Quelles ont été les réactions à votre communiqué offensif début juillet ?
Emmanuel Gaudin. Sans surprise, cette communication a créé un véritable choc. C’était d’ailleurs l’effet attendu, ne nous le cachons pas. Il y a eu quelques titres accrocheurs par certains médias, mais pour l’essentiel, l’esprit de notre message a bien été repris tel que nous l’entendions : au-delà de la réaction des entités d’Oracle en Europe notamment, c’est bien à la direction d’Oracle au niveau monde que ce message s’adresse. J’avais d’ailleurs rencontré avant la diffusion Tino Scholman, vice-président cloud d’Oracle EMEA pour clarifier ce point.
Est-ce une démarche inhabituelle pour EuroCIO ?
Emmanuel Gaudin. Très clairement mais la situation est telle que nous n’avions pas d’autres choix. La situation n’a eu cesse de se dégrader avec cet acteur depuis au minimum 2012. Cela fait des années que nous essayons d’établir un dialogue constructif, en vain. Les problèmes de nos membres se multiplient. Des groupes nationaux, comme ceux à l’initiative du Cigref en France, ont tenté d’améliorer la situation avec des groupes de travail et la publication de documents dédiés. Récemment des entités d’Oracle en France, Allemagne, Pays-Bas ou encore Belgique, ont même fait repartir le dialogue… mais l’évolution sur les sujets structurels n’est malheureusement pas de leur ressort. D’où l’intérêt pour nous de marquer les esprits, en annonçant notamment au marché notre engagement auprès des stratégies de sortie que pourraient avoir les entreprises.
Comment en est-on arrivé là ?
Emmanuel Gaudin. Tous les acteurs du marché – notamment les historiques – sont fortement bousculés par différents facteurs ces dernières années : le cloud, la multiplication des start-up, la généralisation de l’open-source, les nouvelles méthodes de développement… Autant de points qui demandent des transformations de fond pour eux. Cela crée un effet « ciseaux » important parce qu’en parallèle ces grands acteurs ont une volonté de croissance à marche forcée pour tenir les objectifs qui leur sont imposés, par la Bourse et leurs actionnaires. Et en conséquence, cela les pousse à adopter de très mauvaises postures.
Des exemples ?
Emmanuel Gaudin. Les stratégies commerciales sont à la fois très agressives, court-termistes et complètement détachées d’une vraie vision métier… Certains commerciaux pourraient vendre des canapés sans que cela change beaucoup. Souvent également, les utilisateurs sont confrontés aux tentatives pour « interpréter » les engagements existants au regard de nouvelles contraintes ou réalités du marché, même quand ce n’est pas vraiment approprié. De même de nouveaux audits sont menées avec des visions très propriétaires et un manque complet de transparence, avec l’idée de pouvoir pousser à de nouvelles signatures à court terme.
Autre pratique dommageable : de nombreux contrats sont aujourd’hui publiés en ligne, avec des liens externes vers des annexes… qui peuvent évoluer en une nuit ! Quelles sont les entreprises qui peuvent se permettre d’avoir une armée de juristes et d’avocats pour suivre cela et répondre à ces pratiques ?
Il ne s’agit donc pas d’une spécificité liée à Oracle…
Emmanuel Gaudin. Ce sont leviers que de nombreux « leaders » emploient… La spécificité d’Oracle tient au fait qu’ils ont tendance à adopter dans leur stratégie l’ensemble de ces mauvaises postures. Et pourtant, nous savons qu’ils ont des experts de très grande qualité, qui pourraient réellement nous aider dans nos transformations métiers. Rien que sur la question du cloud, ils ont une vision très intéressante… Ce n’est donc pas un manque de compétence que nous épinglons, mais bien un état d’esprit.
Est-ce la même logique qui a poussé le Cigref à s’engager sur le dossier SAP-Diageo ?
Emmanuel Gaudin. Il y a des attitudes qui se recoupent effectivement, notamment le manque de transparence et d’engagements figés dans le marbre. Mais le périmètre est beaucoup plus précis et il y a moins d’antériorité dans les problèmes. SAP reconnait être confronté à cet effet « ciseaux » que je décrivais précédemment, entre nécessité de croissance soutenue et celle d’innovation autour de l’IoT, du cloud, du big data… Ils travaillent donc à trouver le modèle contractuel qui permettra d’assurer la transition, mais c’est difficile car ils ne peuvent pas se permettre de ralentir. Il faut donc suivre avec attention quelles postures ils vont adopter dans les mois à venir.
Le marché est donc partout dans la même situation ?
Emmanuel Gaudin. A part sur la cybersécurité où il y a une vraie offre alternative émergente et crédible, ou encore sur le pur digital marketing… Sur le « cœur de réacteur » des systèmes d’information, il y a effectivement un verrouillage beaucoup plus compliqué à gérer pour un DSI aujourd’hui.
Pour sortir du statuquo, la solution start-up est-elle crédible du point de vue des grandes entreprises ?
Emmanuel Gaudin. Je le crois et je me suis d’ailleurs engagé dès 2009 sur cette voie en portant cette alternative d’innovation chez Lagardère. Le groupe a permis l’émergence d’une vraie structure consacrée à l’innovation, et la direction a fait le choix d’investir tôt dans des fonds qui permettraient de multiplier nos « sourcings » chez des start-up. Il y a des exemples forts qui permettent aujourd’hui de croire que des jeunes entreprises innovantes peuvent aussi faire leur preuve à plus grande échelle. Talend (éditeur de logiciel d’intégration de données, d’origine française, ndlr) par exemple, s’est imposé en devenant une brique technologique tout à fait crédible pour les DSI, tout en restant indépendant.
Le rachat des start-up par des leaders du marché est une préoccupation ?
Emmanuel Gaudin. Cela dépend. Il y a évidemment un enjeu de financement majeur pour faire naître des alternatives crédibles. Quand ces jeunes entreprises ont 5 ou 10 ans, elles sont sur des croissances internationales très soutenues et les fonds qui les avaient accompagnés à l’origine se désengagent souvent à ce moment-là. Ces sont donc les grands acteurs « corporate » qui doivent prendre effectivement le relais dans de nombreux cas. En soi, les grands groupes et les grandes DSI ne peuvent pas travailler avec des acteurs trop petits, donc cette industrialisation est importante. Le problème arrive quand les grands éditeurs ont des stratégies d’innovation excessivement défensives et qu’ils rachètent les start-up uniquement pour se protéger de la concurrence. De leur côté, les DSI ont par contre tout intérêt à favoriser en commun l’émergence de nouveaux acteurs.
Cela est-il toujours possible ?
Emmanuel Gaudin. A partir du moment où l’on ne parle pas d’enjeux d’innovation sur le cœur business des uns et des autres, oui. Il y a énormément de briques technologiques où les DSI ont intérêt d’avancer en groupe. La cybersécurité est un formidable exemple. Et ce sont nos grandes entreprises en commun qui peuvent s’assurer que ces start-up vont croître pour devenir crédibles à grande échelle, tout en n’étant pas entièrement dépendantes d’un seul client.