Longchamp, la célèbre marque de luxe française de maroquinerie fête cette année son 70e anniversaire, sur un marché bouleversé par d’importantes opérations de consolidation. André Louit, son directeur administratif et financier, détaille la stratégie à long terme d’une entreprise qui assume sa taille intermédiaire et sa différence.
Alliancy. Longchamp fête ses 70 ans en tant que marque familiale : l’entreprise se transforme-t-elle à l’ère du numérique ?
André Louit. Cette indépendance et cette longévité sont des points importants pour comprendre notre vision stratégique. Avec 100% de détention du capital et un ancrage réel avec le top management, la famille qui dirige Longchamp peut faire prévaloir une vision de long terme. Les gains que nous voulons obtenir avec le numérique doivent continuer de se voir dans 10 ou 20 ans, nous ne nous contentons pas de quick-wins. A l’inverse, cela signifie que nous ne sommes pas forcément des early adopters technologiques ou des trend-setters. Nous faisons vivre une marque cohérente, avec un CA consolidé de 550 M€ (750 M€ en CA déployé, ndlr). Cela fait de nous un poids moyen du secteur, qui fait face à la concurrence de tous les géants, notamment américains. Notre objectif est donc de perdurer dans un marché de plus en plus consolidé, en tirant le meilleur parti du numérique à notre échelle.
Quel impact sur votre stratégie ?
André Louit. Longchamp est une entreprise profitable, mais nous devons être réalistes : nous ne pourrons jamais dépenser autant que ces grands groupes qui ont atteint une taille critique pour investir massivement sur les nouveaux médias et le numérique au sens large. Il nous faut agir de façon plus ciblée, en étant certain de ne pas nous tromper, pour accompagner notre croissance continue. En clair, il faut qu’on soit plus malin et que l’on tienne précisément en compte notre réalité organisationnelle et de marque.
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André Louit. Nous sommes extrêmement intégrés verticalement par exemple. La moitié de ce que nous vendons est directement produit par Longchamp. Nous avons 110 boutiques en propre sur nos 300 points de vente. Notre identité forte, notre historique, sont des points de références. Pour autant, nous avons aussi été les premiers à avoir un site internet permettant la personnalisation, autour de notre sac « Le Pliage ». Cette promesse de personnalisation est devenue aujourd’hui un argument tarte à la crème chez tous les acteurs du retail, mais pour nous, cela a été un prérequis dès 2003 ! Notre philosophie, c’est donc d’avoir les « must-have » autour de l’omnicanal, du click to collect, car le client ne comprend plus le manque de fluidité et d’accessibilité à une marque et à ses produits, et d’aller plus loin. Mais pour autant, il faut savoir rester humble. Nous ne prétendons pas que nous allons tout changer en dictant ce qui est bon ou pas. Il est lointain le temps où les marques de luxe descendaient de leur Olympe quand elle le souhaitait pour porter la bonne parole… même si certains de nos concurrents semblent encore s’y complaire.
« Nous sommes une entreprise à taille humaine et nous voulons en faire profiter nos clientes »
Donc, l’objectif est de se mettre au niveau des clients ?
André Louit. Rester modeste permet de ne pas trahir notre identité de marque. Et il faut reconnaître que dans notre secteur, le prix et l’accessibilité sont des critères, mais la différence se fait vraiment sur la proposition de valeur que l’on assume, et cela passe effectivement par plus de proximité au quotidien avec les clients.
Concrètement, comment traduit-on cette proximité ?
André Louit. Quand on sait travailler la data, on ouvre le champ des possibles pour créer du lien avec ses clients. Cela signifie organiser de meilleurs évènements dans nos boutiques, mais aussi être plus fin dans nos sollicitations et savoir maintenir le dialogue avec une personne sur le long terme. Il ne faut plus en être à se poser des questions existentielles sur « comment capturer la data », créer de la proximité, cela veut dire actionner ces données. Mais nous devons faire cela en respectant nos clientes. Chaque sollicitation doit donc être très intelligente. Pour cela, notre stratégie est de les faire participer à notre vie quotidienne, que ce soit autour d’une égérie, d’une nouvelle collaboration ou encore de notre toute première participation cette année à un défilé de mode, lors de la Fashion Week de New-York. Nous sommes une entreprise à taille humaine, nous voulons en profiter et en faire profiter nos clientes.
Quels sont les fondamentaux pour activer efficacement ces données ?
André Louit. Il y a des piliers à maitriser, à commencer bien entendu par les historiques d’achats. Mais quand on est en croissance, il y a surtout une attention particulière à porter sur la continuité et la cohérence. C’est pour ça que nous avons toujours vu comme un point fondamental que nos 300 points de ventes, en propre ou non, soient tous équipés du même outil en termes de logiciel retail. C’est une condition de base, rendue possible par le fait que nous travaillons avec le même partenaire de confiance, l’éditeur français Cegid, depuis plus de 20 ans. C’est un fin connaisseur de l’univers du luxe, ce qui est évidemment un plus non négligeable.
« Les marques de luxe ont tellement peur de rater le train du numérique, qu’elle finisse par en perdre leur identité »
Qu’en est-il du numérique comme point de contact, par le biais d’un chat par exemple ?
André Louit. Le chat est un facteur d’ouverture non négligeable, mais il ne faut pas qu’il devienne un piège. Notre objectif est d’avoir une proximité authentique, pas une façade. En la matière, notre priorité est donc plutôt de faire en sorte que cet outil permette le contact avec un vrai vendeur, dans une de nos véritables boutiques, plutôt que de donner des réponses types à n’importe quelle cliente. Quand on utilise le chat de Longchamp, c’est pour discuter avec « François aux Champs-Elysées », pas avec un robot. C’est un bon exemple pour illustrer ce que j’entendais par le fait de ne pas se tromper de combat, alors qu’aujourd’hui toutes les entreprises expérimentent tout azimut sur de tels outils. Les marques de luxe ont tellement peur de rater le train du numérique, qu’elle finisse par en perdre leur identité.
Comment cela ?
André Louit. Dans notre secteur, il y a environ deux ans, nous avons assisté à une véritable vague d’entreprises qui se sont mis à mettre des iPads partout dans leurs magasins… Avec du recul, on a surtout l’impression qu’elle cherchait désespérément à paraître « dans le coup ». Mais à part peut-être dans des boutiques très touristiques, sur les Champs-Elysées par exemple, il faut se rendre à l’évidence : quand une personne vient en boutique, elle a déjà fait ses recherches et parfois même ses choix sur Internet. Est-ce bien au magasin de proposer un terminal, alors que bien souvent le téléphone ou la tablette personnelle d’une cliente sera beaucoup plus perfectionnée et facile d’utilisation pour elle sur place, en cas de besoin ? C’est un effet de manche.
Où pensez-vous faire la différence si ce n’est pas sur la technologie ?
André Louit. La partie technologique va concerner la gestion des données, en arrière-plan. Un iPad d’accord… mais pour en faire quoi ? C’est la première question à se poser et cela permet d’identifier que derrière, ce qui compte c’est surtout l’information client. A part cela, le numérique doit accompagner le changement de l’action de nos vendeurs, et permettre d’upgrader le cérémonial de vente. L’enjeu est celui de la médiation. Dans une expérience de shopping en 2018, à catégorie de marque équivalente, c’est surtout le vendeur qui fait la différence, à travers un rôle fait de finesse et d’humanité qu’un site internet n’a pas.
« Le digital mindset de nos vendeurs crée les conditions du dialogue avec nos clientes »
La transformation de Longchamp avec le numérique est donc passé par la transformation de tous ses vendeurs ?
André Louit. Nous n’en sommes qu’au commencement. Nous avons 1300 personnes, de toutes générations à accompagner dans ces transformations. Le plus grand défi, c’est le changement permanent. Il faut trouver les moyens pour permettre à nos vendeurs d’apprendre en permanence et d’être à l’aise avec les dernières tendances digitales et culturelles. Et tout va très vite : il y a quelques années, Facebook était incontournable, or, aujourd’hui, il faut être sur Instagram. Comprendre les différences d’habitudes est également essentiel : nos vendeurs doivent connaître WeChat pour échanger avec nos clients chinois par exemple. Ce digital mindset ne doit pas prendre du retard, car c’est une condition pour créer les conditions du dialogue et de la proximité, notamment avec les millenials. Cette évolution devra concerner tout le monde chez Longchamp et c’est pourquoi nous avons également modifié nos usages internes, en intégrant des outils comme Yammer, en changeant notre façon de communiquer, en mêlant de l’e-learning à nos stratégies de formation, etc.
Quelle est la position du top management vis-à-vis de ces changements ?
Jean Cassegrain, directeur général du groupe, et Sophie Delafontaine, directrice générale et artistique, sont des moteurs pour emmener tout le top management dans cette transformation et en écho, tout l’entreprise. Ils montrent au quotidien que le numérique n’est pas qu’une affaire de millenials. C’est la condition pour engager nos 300 middle managers également, en leur montrant que tout cela n’est pas qu’un joli discours corporate top-down, mais qu’il y a une réalité opérationnelle derrière. Quand les directeurs généraux utilisent Instagram pour relayer notre présence sur notre premier défilé, ou quand ils communiquent avec Yammer en interne, ils incarnent ainsi le changement que l’on attend de tous.