Avant la crise du Coronavirus, Alliancy avait rencontré Luc Bretones*, le co-organisateur de l’événement « The NextGen Enterprise Summit » qui devait se tenir fin mars à Paris. L’occasion de revenir avec cet expert sur ce qu’il appelle « l’entreprise de nouvelle génération » et sur laquelle un livre vient de paraître.
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Alliancy. D’où est partie cette idée d’entreprise de nouvelle génération ?
Luc Bretones. Tout est parti à la fois de mon expérience managériale de plus de quinze ans ainsi que de la lecture d’auteurs, dont les plus marquants sont Laloux et Kotter. Frédéric Laloux et son best-seller « Reinventing Organizations » d’une part ; John Paul Kotter, professeur de la Harvard Business School, qui a synthétisé ses recherches sur le sujet dans l’ouvrage « Leading Change » d’autre part. Le premier explique l’évolution des modes d’organisation dans l’histoire humaine par niveaux successifs : directifs, puis participatifs et, enfin, autonomes ou « teal ». La méthode du second auteur, pour aider à transformer une entreprise (ou mener ponctuellement des changements ciblés), repose sur une approche globale de l’organisation et de la problématique plutôt que de travailler de manière fragmentée, et ce même si l’on peut adapter certaines de ses préconisations.
Selon cet expert, une entreprise peut progressivement transformer sa pyramide hiérarchique, en permettant à des équipes en réseau de se créer en transverse de l’organisation, sans tenir compte du niveau hiérarchique des collaborateurs. On passe d’une organisation en pyramide à celle de la toile d’araignée…
Les logiciels collaboratifs, ou dans le cloud, adaptés à ce mode de fonctionnement en réseau dans une organisation sont très différents du premier modèle (ERP, CRM, workflow très séquencés…).
Les géants des plateformes actuelles ne sont pas non plus obligatoirement préparés pour fournir ces outils software de nouvelle génération. De nouvelles plateformes vont apparaître comme Holaspirit, nouveau système d’exploitation des organisations agiles, ou encore les plateformes de compétences (type Creads, Comet, Malt, Fiverr ou UpWork)… Enfin, les réseaux sociaux d’entreprise pour la communication et la collaboration (Talkspirit, Workplace, Slack…). Clairement, il faut oublier la logique des logiciels ERP ou CRM d’il y a vingt ans… trop verticaux et trop hiérarchisés. D’ailleurs, pour les jeunes recrutés aujourd’hui, ces outils de « l’ancien monde » créent plus de complexité et de rigidité dans les organisations… Ils ont du mal à les utiliser et donc à les accepter.
Le livre que vous publiez prochainement (lire encadré) regroupe une trentaine de témoignages de dirigeants de ces entreprises dites « de nouvelle génération ». Qu’en ressort-il ?
Luc Bretones. Ce livre pluriel est une compilation d’entretiens avec des leaders d’une trentaine de pays, d’entreprises de toutes tailles et tous secteurs qui ont mis en œuvre des formes très innovantes de management (au sens organisation et gouvernance internes). Tous ont mis en place une transformation profonde soit sur toute leur entreprise, soit sur une partie significative et qui nous expliquent quelles sont les caractéristiques de cette transformation. Les chapitres du livre sont les points communs que nous avons trouvés à toutes ces nouvelles formes transverses d’organisation.
Pouvez-vous en citer quelques-unes ?
Luc Bretones. Par exemple et pour la grande majorité, on note l’existence d’une raison d’être, une « mission » puissante et positive pour la société ; à laquelle s’ajoutent en préalable des valeurs et une culture d’entreprise très fortes. Il y a également une distribution de l’autorité, plus horizontale, avec de vraies délégations à des entités très autonomes et responsables.
On voit toutefois qu’une telle autonomie n’est pas toujours si recherchée par l’ensemble des collaborateurs…
Luc Bretones. C’est vrai ! Elle n’est pas recherchée par tout le monde pour des raisons culturelles… Nous, en France en particulier, nous avons été élevés à fonctionner dans une société très hiérarchisée et extrêmement dans le contrôle et dans l’ordre et l’exécution. Et cela n’a pas beaucoup changé depuis des dizaines d’années… C’est un vrai sujet culturel pour la France ! Par contre, le monde dans lequel nous entrons appelle à développer de nouvelles compétences. Les entreprises qui n’auront pas développé des capacités d’autonomie et de responsabilité, auront davantage de difficultés que les autres dans l’économie de l’innovation vers laquelle nous allons. On voit d’ailleurs que sans raison d’être les entreprises auront du mal à recruter… Il faut donner envie, y compris dans son fonctionnement au quotidien. Il est donc très important d’être clair, sincère et factuel et de proposer le mode de gouvernance qui va avec….
Cette hyper responsabilisation des salariés a aussi ses contraintes pour l’entreprise…
Luc Bretones. Evidemment. Il faut beaucoup de concertation, de travail collectif, de décisions plus localisées dans bien des cas… Ce qui impose ce fonctionnement hiérarchique plus distribué dont je parlais précédemment. Cela implique aussi un management par la confiance, par objectifs clefs, un préalable à l’engagement. Tout doit être transparent, y compris les salaires et le partage de la valeur ! Il est intéressant de voir aussi que cette transparence génère une redevabilité plus forte vis-à-vis du collectif. Ainsi, si on ne fait pas correctement le job, tout le monde finit par le savoir… Chacun sait au fil de l’eau qui fait quoi et pourquoi.
Vous citez quelques exemples français (Décathlon, Michelin, Maif, Supply Chain de Renault…) dans ce livre. Ils sont peu nombreux ?
Luc Bretones. Au-delà de ces quelques exemples très parlants, dans quasi toutes les sociétés du CAC40, il y a des pilotes mis en place sur ces sujets. Après, il existe aussi beaucoup de PME et d’ETI engagées dans cette transformation… [écouter les podcasts, dont les deux tiers sont en français].
Pourquoi ces entreprises ont-t-elles basculé dans ce nouveau mode d’organisation ?
Luc Bretones. Elles ont trois choses à régler en même temps. D’abord, quel est l’impact que j’ai sur la société et l’environnement, qui fait que le consommateur achète tel produit ou tel service ? Ensuite, elles ont un besoin majeur de recruter des talents et, enfin, elles doivent régler un problème d’efficacité opérationnelle. Ces trois problèmes –impact, recrutement et efficacité opérationnelle- se résolvent en même temps et se nourrissent. D’où l’importance d’être cohérent de bout en bout, vis-à-vis de l’externe (impact et raison d’être) et vis-à-vis de l’interne. C’est cet ensemble cohérent qui crée une loyauté à la marque et son écosystème qui inclut les collaborateurs, les partenaires et les clients. Si je suis client et content du service et de ses valeurs, je suis prêt à payer.
Avoir cette cohérence sera-t-il un impératif demain ?
Luc Bretones. Les entreprises qui ne fonctionneront pas comme cela vont disparaître, car la durée de vie des organisations va se réduire drastiquement dans les années à venir. Les organisations plus traditionnelles vont voir leur obsolescence s’accélérer très rapidement. Les grandes banques par exemple sont très touchées par cette évolution… Les jeunes diplômés ne veulent plus venir travailler chez certains de ces géants. Elles sont concurrencées par les néo banques dont les processus de fonctionnement et de recrutement sont totalement disruptifs…
Est-ce valable dans tous les secteurs ?
Luc Bretones. Pas encore. Cela va prendre encore un peu de temps, mais comme certaines grandes entreprises traditionnelles ont des coûts de structure très lourds, leur équilibre risque de ne pas tenir longtemps. La vitesse de transformation nécessaire est supérieure à la nécessité perçue par ces acteurs de se transformer. Les dirigeants sont conscients que leur transformation numérique n’est pas assez rapide, mais le confort actuel fait que cela ne bouge pas si vite. Les choses risquent de changer désormais…
Il y a quelques très grands groupes qui bougent….
Luc Bretones. Michelin, c’est le cas, en mode test and learn, avec beaucoup d’humilité. Ils ont su capter et adapter des méthodes de gouvernance vues ailleurs pour en déduire leur propre modèle, qui est en continuelle adaptation. D’ailleurs, il n’existe aucun modèle à dérouler, chaque organisation, du fait de sa culture, a besoin de trouver le sien. Il faut surtout commencer à se mettre en chemin.
Où se situe la France par rapport à d’autres pays sur ces questions ?
Luc Bretones. Il y a des cultures et des pays qui sont beaucoup plus avancés que d’autres. La France est plutôt en retard, les Pays-Bas, d’une culture très collective, sont en avance, comme l’Allemagne, la Suisse et la Belgique. Ce sont des pays, comme ceux du nord de l’Europe, qui ont beaucoup développé les modes de décision par consensus et par consentement. En ce sens, ils sont plus adaptés à la complexité et à la décentralisation de l’autorité. En Allemagne ou au Danemark par exemple, les fondations actionnaires sont des organisations dont la raison d’être est clairement à impact positif sur la société et l’environnement… Ce que je constate également, c’est que dans la plupart de ces pays, il n’y a pas non plus de « star » de la politique… La gouvernance y est partagée et le collectif fonctionne avec moins d’affrontement social.
Pourquoi ce phénomène a tendance à se généraliser aujourd’hui ?
Luc Bretones. Il n’y en a pas d’autre possible demain. Ce modèle d’entreprise va inévitablement se massifier et devenir un standard. Il s’imposera par les attentes de la société et du consommateur. Et ce mouvement est soutenu par internet qui donne accès à tous à l’information. Aujourd’hui, on ne peut plus rien cacher, donc chacun est redevable ! Le fait que certaines entreprises captent toutes les richesses mondiales ne pourra plus durer encore longtemps… Cela recrée une noblesse capitaliste qui ne sera pas tolérable à terme. Ce sont des gouvernances qui sont anachroniques… Et l’outil internet va permettre de corriger cela. Chaque acte de consommation est un vote ! Acheter un produit car il est le moins cher, ne suffira plus. Il faudra savoir ce qu’il y a derrière… Tout est systémique, les gens vont s’organiser pour le savoir. En agissant ainsi, on se sauve soi-même.
Et les leaders sont-ils conscients de cette menace ?
Luc Bretones. Les dirigeants veulent des solutions pour se transformer. Ils se rendent compte qu’ils touchent une asymptote managériale… Ils sont piégés dans cette asymptote de sens, ils n’arrivent pas à recruter et ont une efficacité au quotidien largement dégradée Bien sûr qu’ils en ont conscience. Nous arrivons à un moment de faillite du modèle managérial traditionnel. Tous veulent des témoignages, des éclairages de leurs pairs qui ont testé différentes choses, de nouvelles pratiques…
Pensez-vous que la crise du Coronavirus que nous traversons va aider à cette prise de conscience ? Que cela vous inspire-t-il pour notre futur ?
Luc Bretones. L’épisode du confinement, quoique contraint et douloureux, a permis la plus grande expérience mondiale de travail à distance de tous les temps. Les entreprises qui qualifiaient les réseaux sociaux d’entreprises et autres tchats, vidéoconférences et outils en mode SaaS (Software as a Service ou services à la demande dans le cloud), au pire de gadgets et au mieux de plateformes du futur, ont finalement trouvé le temps, dans l’urgence, de s’y mettre. Celles qui qualifiaient le télétravail de néfaste ou d’impossible ont compris ses potentialités (productivité, gain de temps), mais aussi ses limites dans la durée (éloignement social). Dans un cas comme dans l’autre, ces nouvelles aptitudes sont les signaux du futur du management, plus collaboratif, transparent, responsabilisant et engageant.
AccorHotels et Bouygues Immobilier face aux défis du nomadisme
Depuis la mi-2017, AccorHotels s’est diversifié dans les espaces de travail collaboratifs. Avec Bouygues Immobilier, le groupe hôtelier mondial a créé une joint-venture à 50/50 pour développer des lieux de coworking sous la marque Nextdoor. Début 2019, Nextdoor est devenu Wojo, avec l’ambition de devenir le premier réseau de coworking en Europe (50 sites d’ici à 2022). « Nous voulons nous positionner comme le leader mondial de l’hospitalité, en proposant à nos clients toutes sortes de produits et de services complémentaires », avait alors expliqué AccorHotels lors de l’annonce de ce partenariat.
Ecouter également le podcast de Stéphane Bensimon, patron de Wojo.
Un événement reporté, mais un livre déjà disponible !
Luc Bretones, président de l’Institut G9+, est l’organisateur de l’événement « The NextGen Enterprise Summit », qui devait se tenir en mars dernier à Paris, en partenariat avec Holaspirit, la Maif et Manpower, et réunir les experts de l’innovation managériale du monde entier. L’événement sera reporté, indique les organisateurs.
Durant deux jours, l’objectif sera de partager les témoignages et le savoir-faire de 600 patrons et 50 experts du monde entier en matière d’innovation managériale, et ainsi, d’engager les organisations actuelles et futures dans l’expression de leur intelligence collective et la réalisation de leurs missions. Parmi eux : Isabelle Kocher (Engie), Jurgen Appelo (Startup, Scale Up, Screw Up), James Priest (Sociocracy 3.0), Tom Thomison (Holacracy), Jean-Dominique Senard (CEO Renault), Florent Menegaux (CEO Michelin), Pascal Demurger (CEO Maif), Jos De Blok (Buurtzorg), Isaac Getz (Professor, Author), Aaron Dignan (The Ready)…
Le moment de lire…
Luc Bretones est également l’auteur avec Philippe Pinault et Olivier Trannoy du livre « L’Entreprise de Nouvelle Génération » qui s’intéresse à ces dirigeants, dans 30 pays, ayant mis en oeuvre de nouvelles formes de gouvernance, réengagé leurs forces vives autour d’une raison d’être fédératrice ou encore expérimenté une innovation managériale majeure.