La Commission européenne est-elle en voie de former un front antitrust crédible ?

La Commission européenne a officialisé le 15 décembre dernier deux nouveaux règlements d’envergure : le Digital Services Act et le Digital Markets Act. Une mise en garde “directement” adressée aux géants du numérique pour réprimer leurs pratiques anticoncurrentielles sur le marché européen et les encourager aux bonnes pratiques de modération. Sommes-nous aux balbutiements d’un vrai front antitrust européen ?

La Commission européenne est-elle en voie de former un front antitrust crédible ?

La Commission européenne est-elle en voie de former un front antitrust crédible ?

“Ce qui est interdit off line doit l’être on line”. Thierry Breton, commissaire européen au marché intérieur et Margrethe Vestager, vice-présidente exécutive de la Commission européenne, reprennent ces mots comme un mantra, une évidence qui remettra les pendules de l’Europe à l’heure technologique. Le duo Vestager-Breton a présenté ce 15 décembre deux nouveaux règlements en matière de régulation des services avec le Digital Services Act (DSA) et des marchés numériques avec le Digital Markets Act (DMA). 

L’objectif est clair : mieux contrôler les flux de contenus, articles et services mis en ligne et en finir avec les pratiques anticoncurrentielles sur le marché européen. Les technologies évoluent vite et la Commission a dû mettre à jour ses propres outils de régulation. Elle propose donc une colonne vertébrale sur laquelle différentes législations nationales pourront être greffées. Mais pour interdire du contenu en ligne, cette dernière sait qu’il faudra passer par les grandes plateformes.

« Les grandes plateformes, dont certaines sont devenues plus puissantes que certains États, ont longtemps profité de vides juridiques », a indiqué dans un communiqué Geoffroy Didier, député européen LR-PPE et vice-président de la commission sur l’intelligence artificielle. Ce dernier salue « l’initiative saine et majeure de la Commission de faire de la régulation des services numériques l’une des pierres angulaires de son mandat ».

S’en remettre aux coordinateurs nationaux 

Dernièrement, de plus en plus de pratiques abusives ont été pointées du doigt sur des plateformes d’e-commerce comme Amazon, AliExpress, eBay ou encore Wish. Selon une étude récente du bureau Véritas sur plus de 200 jouets vendus sur ce type de sites, « 97 % ne sont pas conformes à la Directive européenne relative à la sécurité des jouets ».

Alors comment faire pour obliger les plateformes à agir dès lors qu’un contenu, un bien ou un service illégal est mis à disposition du consommateur européen ? Bruxelles entend ici protéger davantage les droits fondamentaux des internautes en mettant en place des obligations contraignantes, y compris pour le retrait plus rapide des contenus illégaux. Le DSA prévoit des obligations ex ante d’un nouveau genre pour réguler les marchés numériques. Il reprend le principe d’exonération de responsabilité des plateformes prévu par la directive e-commerce de 2000, tout en précisant des obligations claires en termes de pratiques de modération. 

Mais pour y parvenir, la Commission s’en remet aux États membres pour faire respecter les règles et préfère, de son côté, se concentrer sur le deuxième règlement consacré aux monopoles numériques. Sur ce point, Florence G’sell, professeure de droit à l’université de Lorraine, relève que « S’agissant du Digital Services Act, la Commission ne contrôlera directement que les très grandes plateformes de plus de 45 millions d’utilisateurs. Ce sont les Etats membres qui seront chargés, pour le reste, de s’assurer du respect du DSA en désignant, à cette fin, un coordinateur national. Les coordinateurs nationaux se réuniront au sein d’un European Board of Digital Services doté d’un rôle consultatif : l’on peut, à cet égard, se demander si une autorité européenne pourrait un jour être créée ».

Pour Tiemo Wölken, député allemand du groupe des Socialistes et Démocrates au Parlement européen, « le fait que la Commission laisse le contrôle aux autorités nationales compromet les efforts visant à élaborer des règles harmonisées. Le risque serait qu’un État membre fasse respecter les règles de manière moins stricte que les autres dans le but de se munir d’un environnement commercial plus attractif qu’ailleurs en Europe. » Il salue donc la deuxième initiative qui permettra un contrôle à l’échelle européenne des pratiques des grandes plateformes mais déplore que cela ne soit pas « le cas pour toutes les plateformes. »

À lire : Tiemo Wölken, « Sans cadre réglementaire clair pour l’économie numérique, c’est la loi de la jungle qui perdurera »

En finir avec les pratiques anticoncurrentielles

Le DMA se préoccupe donc plus des comportements des grandes plateformes que des contenus. Une sorte de code de bonne conduite pour éviter les abus de position dominante et prévoir des sanctions en cas de récidive. L’accent sera aussi mis sur la transparence des activités commerciales, et tout ce qui concerne les publicités en ligne et les algorithmes.

Sur le sujet de la lutte contre la haine et la désinformation en ligne, il n’est ici plus question de simplement définir la nature de l’illégalité mais bien de plier les plateformes aux bonnes pratiques de modération et de gestion de la viralité. Quitte à appliquer des obligations de moyens, similaires à celles du milieu bancaire. 

Autrement dit, si il est avéré que les moyens mis en œuvre pour retirer un contenu illégal ont été insuffisants, les grands intermédiaires s’exposent à de lourdes amendes, allant de 6 à 10% du chiffre d’affaires annuel global, voire des sanctions comme un blocage de service. Une mesure qui vient renforcer un dispositif actuel non dissuasif. En effet, les amendes sont à ce jour bien trop faibles par rapport aux bénéfices engrangés par les grands acteurs technologiques et les procédures bien trop lentes comparées à leur vitesse de croissance.

Le DMA a été formulé pour mieux s’occuper du cas des géants du numérique qui menacent la libre concurrence du fait de leur position dominante. Apple a par exemple souvent été évoqué pour parler des pratiques d’enfermement technologique ; où l’utilisateur ne peut pas accéder à certains services tiers ou bien désinstaller certaines applications natives. Ou encore Amazon, qui a fait l’objet d’une récente enquête de la Commission européenne sur l’utilisation de données non publiques de ses vendeurs pour promouvoir ses propres produits. 

La Commission pointe les plus grosses cibles

La Commission européenne a souhaité réduire son champ de vision aux plus grosses cibles : les « gatekeeper ». Pour être considéré comme “gatekeeper”, il y a trois conditions cumulatives :

  • la plateforme doit avoir un impact significatif sur le marché
  • elle doit être une passerelle importante pour un grand nombre d’utilisateurs professionnels
  • elle jouit d’une position durable sur son marché.

Concrètement, il faut que le chiffre d’affaires global soit supérieur à 6,5 milliards d’euros sur les trois dernières années et que les activités soient implantées dans au moins trois États membres. Et enfin, la plateforme doit aussi compter plus de 45 millions d’utilisateurs mensuels et 10 000 utilisateurs professionnels actifs dans l’année.

S’imposer face aux “gatekeepers”

“Je le répète, ce n’est pas une mesure visant qui que ce soit” a insisté Margrethe Vestager en rappelant que l’objectif final est bien de promouvoir la concurrence équitable sur le marché européen. Et pourtant, ce sont bien les Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) qui sont visés, au même titre que d’autres nouveaux géants comme Snapchat, Booking, Alibaba, Samsung ou encore Bytedance.

Le DMA veut s’imposer auprès de ces “gatekeepers” en ciblant trois activités : l’utilisation des données, l’interopérabilité et la personnalisation du contenu sur internet. « Il ne s’agit pas pour autant de révéler les algorithmes », poursuit Margrethe Vestager, mais plutôt de partager juste ce qu’il faut pour rétablir la confiance. Car si cette confiance est brisée, justement, la Commission a promis d’infliger des amendes, voire imposer une cession de certaines activités en cas de récidive. 

Elle prévoit de déterminer la gravité des sanctions non pas seulement en fonction de la grandeur de la plateforme mais aussi à partir des particularités de son modèle d’affaires et son impact sur l’opinion. Si les audits permettent de la considérer comme “systémique”, cette dernière sera alors dans le collimateur d’une nouvelle autorité de surveillance, dotée de pouvoirs de sanction par la Commission.

«  Les règles édictées dans le DMA devraient se révéler particulièrement efficaces pour mettre un terme aux pratiques d’Amazon envers ses vendeurs tiers, par exemple » estime Florence G’sell, professeure de droit à l’Université de Lorraine. Nous nous rendons compte que le gigantisme permet des pratiques anticoncurrentielles. Désormais, les grandes plateformes sont prévenues, l’enjeu de compliance sera suivi de très près par la Commission, qui envisage même des mesures de démantèlement si nécessaire. »

Pour en savoir plus, vous pouvez lire l’article de Florence G’sell sur le site du Club des Juristes

Sur le terrain des données

Dans un communiqué de presse, Bruno Le Maire, Clément Beaune et Cédric O ont salué l’initiative de la Commission européenne qui “mettra fin à l’irresponsabilité des géants du numérique”. Un choix de ton assez ferme qui traduit une forme d’urgence face à la progression des Gafam en Europe.

Le gouvernement français est d’ailleurs en première ligne dans ce combat. En juin dernier, les ministres de l’Économie française et allemande se sont associés pour s’attaquer au fond du problème : l’hébergement de données. Ils ont ainsi présenté Gaia-X, un projet de cloud européen souverain, en réponse au Cloud Act instauré par Donald Trump en 2018. Chaque pays est encouragé à fédérer les acteurs de ses écosystèmes : la France s’est d’ailleurs dotée en début de mois d’un « French Gaia-X Hub« . 

À lire : Gaia-X : lancement officiel d’un cloud souverain pour l’Europe

Il est encore difficile de clarifier le rôle que Gaia-X va jouer dans ce front antitrust européen. Mais quoiqu’il en soit,  l’Europe a bien du retard à rattraper sur le terrain des données. Et face à elles, une poignée de mastodontes – majoritairement américains et chinois – en tirent la majeure partie des bénéfices gratuitement et sans réelles contraintes. C’est en ce sens que Margrethe Vestager et Thierry Breton ont insisté sur leur volonté commune de mieux réguler le numérique en Europe, et ainsi défendre les valeurs européennes en la matière depuis Bruxelles.

LE PALMARÈS ANTITRUST DE MARGRETHE VESTAGER

Quelques années plus tôt, en tant que commissaire européenne à la concurrence sous la présidence de Jean-Claude Juncker, Margrethe Vestager s’est très vite fait connaître du grand public, incarnant le front européen contre les Gafam. 

Google est celui qui en a le plus fait les frais : en 2016, il reçoit une amende record de 4,3 milliards d’euros pour des abus liés au système d’exploitation d’Android, en 2017 2,4 milliards d’euros dans l’affaire Google Shopping et enfin, l’année dernière, 1,49 milliard de plus à cause des pratiques anticoncurrentielles de sa régie publicitaire AdSense. 

Enfin, il est aussi important de se demander si ce discours, présageant l’avènement d’un véritable front européen antitrust, ne va pas froisser nos relations avec les Etats-Unis. Sur ce point, Margrethe Vestager assure que l’Europe n’a aucun problème avec ses homologues américains. Elle ajoute qu’ « ils étaient au courant à l’avance que ce type de mesure serait adopté ». 

En attendant, la Commission européenne a très bien choisi son moment : aux Etats-Unis, des procédures ont été lancées contre Google et Facebook, accusés d’avoir abusé de leur position dominante dans les moteurs de recherche et les réseaux sociaux. Et Joe Biden a annoncé suivre la tendance en promettant des mesures plus strictes à l’encontre des Gafam. Un “techlash” qui fait de l’antitrust un impératif que les géants auront de plus en plus de mal à contourner.