Le médiateur des entreprises, Pierre Pelouzet, s’exprimait récemment lors d’une table-ronde, avec un représentant des Chantiers de l’Atlantique et l’éditeur de logiciels Esker sur l’importance de la dématérialisation et de la solidarité dans les relations clients-fournisseurs. Explications.
Les délais de paiement à rallonge… ne contribuent en rien à assainir la trésorerie d’une entreprise ! Un sujet récurrent dans les relations inter-entreprises, qui subissent de plein fouet la pression de la crise. D’où la nécessité d’instaurer une nouvelle gouvernance de la relation client-fournisseur et une nouvelle solidarité au sein d’écosystèmes vertueux, rappelait de concert Pierre Pelouzet, médiateur des entreprises, Thierry Pralong, chef du service Comptabilité aux Chantiers de l’Atlantique et Emmanuel Olivier, directeur général d’Esker, plateforme cloud mondiale d’automatisation des cycles de gestion, qui organisait récemment une table-ronde sur cette problématique.
Selon l’Insee, si le PIB français n’a chuté « que » de 8,3 % en 2020 (notamment grâce au PGE), le tissu des PME-PMI hexagonales reste profondément meurtri par la crise. Financièrement et psychologiquement ! De fait, depuis un an, les délais de paiement sont devenus une question de survie pour beaucoup d’entre elles et de travailleurs indépendants. À un tel point qu’au plus fort du premier confinement, Pierre Pelouzet, le médiateur national des entreprises, avait dû appeler grands groupes et investisseurs à un sursaut de moralité…
« Le rôle du médiateur vise à restaurer la confiance entre acteurs économiques et nous en avons plus que jamais besoin, explique d’entrée Pierre Pelouzet. Dès les premiers jours du confinement, nos services ont vu les demandes explosées. Un tsunami ! De 1er au 15 mars 2020, les demandes ont été multipliées par dix et, depuis septembre dernier, la moyenne reste encore très élevée. Entre trois et quatre fois ce que l’on connaissait précédemment. » Les sujets concernés : les refus de reports de loyers, notamment pour les commerçants ; les ruptures abusives de contrats, notamment dans l’événementiel et, bien sûr, les retards de paiements tous secteurs d’activité confondus.
Vu l’urgence, un comité de crise avait d’ailleurs été créé par le Gouvernement en lien avec plusieurs organisations*. Toutes ont remonté des cas sensibles dans les grandes entreprises et ETI. « Plus d’une quarantaine de cas ont été traitée et l’on a vu des changements rapides chez grand nombre d’entre elles, précise Pierre Pelouzet. Aujourd’hui, 13 à 20 % des entreprises sont encore payées en retard, mais la crise est passée même si la tension reste forte. Pourtant, la relance passera uniquement par ce paiement à l’heure. »
Les Chantiers de l’Atlantique, l’un des leaders de la construction navale basé à Saint-Nazaire (Loire-Atlantique), a fait de ce paiement en temps et heure son cheval de bataille, auprès de ses 3 000 fournisseurs et sous-traitants (1/3 locaux, 1/3 nationaux et 1/3 européens), dont une vingtaine d’entre eux sont également actionnaires.
Du fait de contrats à long terme avec ce tissu industriel, le groupe a choisi de se projeter vers la sortie de crise, en choisissant de stabiliser ses fournisseurs pour ne pas les perturber. « Dès l’annonce du confinement, notre priorité a été de payer nos salariés et sous-traitants, explique Thierry Pralong. Nous avons beaucoup communiqué en interne sur le sujet car c’est l’ensemble de l’entreprise qui est concernée. On devait utiliser le confinement pour montrer que l’on était proche de nos fournisseurs. Les délais de paiement sont essentiels, car on travaille avec eux sur le long terme et nous ne voulons pas les mettre en difficulté pour ne pas retarder la construction des bateaux. Nous sommes exigeants avec eux, mais l’on doit l’être également de notre côté. Et il est clair pour nous que les questions de règlement de factures ne doivent pas entrer dans une discussion technique entre ingénieurs par exemple. On doit donc payer les factures à l’heure. Notre objectif est d’arriver à 98 % en moyenne sur ce sujet. »
En mars 2020, ses équipes se sont même fixé un challenge : payer 8 000 factures sur le mois (contre 7 000 habituellement). « Nous avons animé le service comptable pendant le confinement, poursuit-il. Ainsi, nous avons payé nos fournisseurs à l’heure et réussi à avancer symboliquement d’un jour nos délais de paiement. C’était aussi une façon de renforcer la confiance avec eux tous. »
[bctt tweet= »Respectivement créés en 2010 et 2012, la Charte et le Label proposent un modèle de relations collaboratives entre donneurs d’ordres et fournisseurs, qui se traduisent par un référentiel de bonnes pratiques bénéfiques à la santé et au développement des entreprises. » username= »Alliancy_lemag »]« Ce qui se joue dans les relations interentreprises dépassent largement les relations financières », constate de son côté Emmanuel Olivier, patron de l’éditeur de logiciels de dématérialisation de documents, qui a vu chuter violemment l’activité de ses clients sur les plateformes du groupe par où circulent environ 100 millions de transactions par mois. « Du jour au lendemain, le choc a été violent. L’activité a baissé de 20 % au niveau mondial, et de 25 à 30 % en France sur les mois de mars, avril et mai 2020 », rappelle-t-il. Toutefois, en termes de délais de paiement, les processus dématérialisés ont largement facilité les relations clients-fournisseurs. Et, à l’inverse, beaucoup d’entreprises qui étaient encore sur des tâches manuelles n’ont pas pu répondre à la charge de travail… du fait de la situation.
Aux Chantiers de l’Atlantique, 80 % des factures étaient alors reçues par mail. « Le confinement nous a permis d’augmenter ce chiffre, précise Thierry Pralong. La dématérialisation permet de tracer plus facilement les factures et évite de la saisie… A tout moment, cette traçabilité nous permet aussi de répondre à un fournisseur qui nous contacte. On sait immédiatement qui s’occupe d’une facture, son statut… » Les indicateurs et tableaux de bord sont tout aussi essentiels pour le dirigeant… qui souhaite connaître la situation exacte des factures reçues, en cours de traitement ou à traiter. « On agit ensuite en fonction de nos besoins au sein des équipes. »
Pas d’altruisme économique en France
« On a réduit d’un jour les délais de paiement peut paraître anodin, analyse le médiateur, mais un jour de moins, c’est 1 milliard d’euros de trésorerie en France si tout le monde fait la même chose. Chaque jour compte ! Il faut cette prise de conscience à tous les niveaux dans les entreprises », explique-t-il, poursuivant par les différentes typologies de cas mises en exergue par le comité de crise. On trouve ainsi les « égoïstes » (blocage de factures), les retardataires (mauvais processus), ceux qui ont de réels problèmes de trésorerie, ceux qui payaient comme d’habitude… avec du retard, et puis les solidaires (qui paient en avance).
« Il faut pousser les solidaires, comme pousser les égoïstes à agir », précise-t-il. 1 jour/1 milliard, cela a un impact très important chez les fournisseurs. Il faut réaliser ce lien entre donneurs d’ordres et fournisseurs… pour ne pénaliser personne. Il faut redonner cette perspective à chaque être humain dans l’entreprise ! Il faut penser solidarité. Il est important d’agir sur l’ensemble de la chaîne. »
Esker, qui réalise un tiers de son chiffre d’affaires en France, relève la différence de situation entre la France et l’Allemagne. « En France, il reste encore cette culture pyramidale, jacobine… Les performances économiques allemandes tiennent sur un écosystème entre entreprises, basé notamment sur la tenue des délais de paiement. Elles paient à 20 jours systématiques » De fait, il ne faut pas tuer ses partenaires économiques : « Cela ne doit pas être un objectif. Il faut pousser la France dans cette direction. »
Pour y parvenir, l’Etat intervient à plusieurs niveaux, au-delà d’un appel systématique à la solidarité auprès des grands donneurs d’ordres. « Le sujet est très important, explique Pierre Pelouzet, et l’Etat veut agir sur la question des délais de paiement. La loi est importante, mais elle ne suffit pas. Il faut changer la culture dans les relations inter-entreprises. » D’où l’idée de la Charte relations fournisseurs responsables et d’un Label Relations fournisseurs et achats responsables, en partenariat avec le Conseil National des Achats (CNA) et doté d’une norme ISO mondiale (ISO 20400).
Respectivement créés en 2010 et 2012, la Charte et le Label proposent un modèle de relations collaboratives entre donneurs d’ordres et fournisseurs, qui se traduisent par un référentiel de bonnes pratiques bénéfiques à la santé et au développement des entreprises. « Aujourd’hui, nous voulons booster ce label, explique le médiateur, en créant un parcours à destination des entreprises pour l’acquérir par étapes… L’Etat et les ministères doivent aussi être exemplaires. Le ministère des Armées est déjà labellisé, tout comme Thales ou la DGA, mais on veut aller encore plus loin. L’ambition du CNA est également de mettre en place un indicateur de qualité de la relation Fournisseurs.
Au-delà de payer en temps et heure, d’autres mesures existent également, rappelle-t-il. « Notamment le Paiement Fournisseur Anticipé (PFA), un dispositif qui commence à se développer et qui permet aux acheteurs de bénéficier d’un règlement anticipé de leurs factures fournisseurs, par le biais d’organismes financiers appelés « factors ». Un autre outil, le « Financement de commandes garanti par l’Etat », existe aussi. Plus conjoncturel en cette période de crise, nous voulons également le promouvoir davantage. »
Si les Chantiers de l’Atlantique visent les 98 % de factures payées à l’heure (20 % des factures sont auto-comptabilisées grâce à l’IA et la lecture automatique), d’autres solutions sont envisagées : « Nous travaillons sur l’affacturage inversé depuis des années, détaille Thierry Pralong, quand un fournisseur reçoit une commande et a besoin de fonds. Pour autant, nous n’avons pas encore trouvé d’outil technologique adapté pour y parvenir… Aucun ERP ne nous le permet. » Esker y travaille, « Mais il est vrai que cela n’existe pas encore », reconnaît le directeur général de l’éditeur. On n’a pas encore de crise de liquidités, mais c’est vraiment l’enjeu pour relancer la machine car il y aura vraiment besoin de cash. »
Pour l’instant, les équipes de Thierry Pralong cherchent à analyser les factures en retard pour en déterminer les causes et revoir les process. « L’humain reste très important au-delà des outils technologiques déployés, conclut-il. Nous devons encore lui faciliter la vie. Un comptable n’est pas là pour faire de la saisie, il doit faire de la comptabilité. »
Enfin, la dématérialisation n’est pas signe de baisse d’effectifs, rappellent les trois experts. La technologie permet de revaloriser les emplois, au-delà des gains de productivité (50% depuis 2012 chez l’industriel). Le temps libéré doit ouvrir d’autres champs d’actions en réinvestissant dans les collaborateurs des services comptables, qui participent à la création de valeur globale de l’entreprise. Tout est culture d’entreprise pour favoriser l’éclosion d’un écosystème vertueux pour aller vers une croissance positive. « Il faut relancer cette relation de confiance avec ses fournisseurs », conclut Pierre Pelouzet. Rappelez-vous : 1 jour = 1 milliard.
* Le comité de crise co-animé par Pierre Pelouzet, médiateur des entreprises et Frédéric Visnovsky, médiateur national du crédit, réunit régulièrement les organisations interprofessionnelles (AFEP, CPME, MEDEF, U2P) avec l’appui des CMA, des CCI et de la DGCCRF.