Ă€ la croisĂ©e de l’artisanat et du numĂ©rique, la culture maker est le fruit d’un enchevĂŞtrement d’une multitude de communautĂ©s organisĂ©es autour de savoir-faire et de valeurs. Makerspaces, hackerspaces, fablabs, tiers-lieux …les mots ne manquent pas pour dĂ©finir cette tendance qui a pris de l’ampleur ces dernières annĂ©es. Au point de convaincre les entreprises de s’inspirer de ces nouveaux ateliers de co-crĂ©ation.Â
“Bonjour et bienvenue ! Pour ce nouvel épisode, je vais vous apprendre à fabriquer vous-même…”. Ces tutos et vidéos DIY (Do it Yourself) font légion sur le web et permettent à des millions d’internautes de faire, composer, inventer et créer de leurs propres mains. Mais certains poussent cette perspective bien plus loin, laissant les life hacks de côté pour s’adonner aux partages de savoirs bien plus complexes. Les makers veulent démocratiser la science, rendre l’ingénierie accessible, tout en mêlant astucieusement des compétences à la fois artisanales et numériques.
C’est bien à une culture maker à part entière que nous avons affaire. Une culture essentiellement tournée vers les nouvelles technologies et la création en groupe. Électronique, robotique, impression 3D… ces techniques sont partagées dans un unique but : apprendre à faire soi-même avec les autres. Bienvenue dans “l’âge du faire”, où le Do it With Others prend le pas sur le DIY.
Le tiers-lieu, repaire des makers
Un makerspace est un lieu difficile Ă cerner car il renferme une multitude de communautĂ©s aussi diverses que les autres. Pour mieux cerner le concept, quoi de mieux que de se rendre directement Ă San Francisco, dans un des berceaux de la culture maker : Noisebridge. En 2015, le sociologue Michel Lallement a publiĂ© une enquĂŞte de terrain sur ce lieu atypique au sein d’un ouvrage intitulĂ© “L’âge du faire”.Â
CrĂ©Ă© en 2007 Ă l’image de ses homologues europĂ©ens comme le Metalab Ă Vienne et la C-base Ă Berlin, l’espace de 500 m2 est Ă©quipĂ©e d’imprimantes 3D, de marteaux, de tenailles, matĂ©riaux et tout le monde peut y accĂ©der. Si les hackerspaces sont exclusivement rĂ©servĂ©s aux as du codage et les fablabs aux bidouilleurs, les makerspaces eux abritent bien plus de brassage social.Â
Au milieu des coworkers, webdesigners, codeurs et autres touche-Ă -tout, se trouvent mĂŞme des sans-abris qui tentent de crĂ©er des choses qu’ils pourront revendre. En fonction de la communautĂ©, ce type de lieu peut ĂŞtre de plusieurs façons. Mais leur point commun reste le partage d’idĂ©es, d’outils et de compĂ©tences, Ă condition d’adhĂ©rer aux valeurs du make.Â
Cet encroisement de groupes sociaux est très similaire à ce que nous pouvons retrouver dans les tiers-lieux, au sens du chercheur Ray Oldenburg, qui l’avait défini comme un lieu où les frontières entre sphère privée et professionnelle sont floues. C’est un espace d’échanges et de socialisation qui se sert de la sérendipité des rencontres humaines pour favoriser l’innovation. C’est d’ailleurs ce concept qui a donné naissance au coworking dans le monde du travail aujourd’hui, avec la prolifération des openspaces et l’avènement du flex-office comme meilleur moyen de co-créer en entreprise.
Mais le partage de savoir-faire et la co-création ne suffisent pas à définir le mouvement makers, loin de là . À Noisebridge, sur la Mission Street, Michel Lallement y découvre une communauté de makers politique et engagée autour des règles de la “do-ocratie” et l’anarchie. Un idéal libertaire poursuivi uniquement par consensus. Pour le sociologue, immergé dans ces milieux pendant un an, ces hackerspaces visent une “utopie concrète”, pour reprendre le terme du philosophe allemand Ernst Bloch. Autrement dit, les jeunes hackers ne cherchent pas l’irréalisable mais bien un monde tangible qu’ils peuvent façonner eux-même.
“Quand je suis arrivé dans la Baie, j’ai découvert une pluralité de hackerspaces. J’ai été frappé par la structure communautaire de ces lieux…” partage Michel Lallement dans un entretien pour Makery. Il y a découvert non pas un, mais plusieurs hackerspaces qui répondent à différents besoins. Le HackerDojo pour les créations de start-up, BioCurious pour les ingénieurs et étudiants fascinés par le biohacking mais aussi Hackermoms pour les femmes, LOL pour les minorités ethniques et sexuelles, Sudo Room pour les plus jeunes hackers…
Rendre l’ingĂ©nierie accessible Ă tousÂ
Tout le monde ne peut pas décider du jour au lendemain d’ouvrir un atelier partagé et se proclamer fablab, non. Ce titre est délivré par le Massachusetts Institute of Technology (MIT) et la FabFoundation après plusieurs étapes. L’idée étant de s’assurer du respect de la charte des FabLab mise en place par le MIT avant d’intégrer une nouvelle structure locale au réseau mondial des fablabs. Il y a donc un système de valeurs à respecter pour faire partie des makers.
Pour le philosophe finlandais Pekka Himanen, ces valeurs sont toutes inspirées du mouvement du logiciel libre initié par les hackers. Le logiciel libre est par définition une production qui ne peut être appropriée. Et puisque personne ne peut en tirer profit, l’outil reste à disposition du grand nombre. Les makers défendent donc un patrimoine informationnel commun très proche du modèle wiki.
Dans un deuxième temps, l’éthique hacker selon Pekka Himanen, est “une nouvelle Ă©thique du travail qui s’oppose Ă l’éthique protestante du travail telle que l’a dĂ©finie Max Weber.” Autrement dit, les hackers n’ont pas besoin d’autoritĂ© hiĂ©rarchique pour mener des projets Ă terme, seule la coopĂ©ration importe. Le travail devient donc un engagement personnel, une passion, voire un jeu ou un plaisir.Â
CĂ´tĂ© Ă©cologie, le mouvement maker souhaite en finir avec l’obsolescence programmĂ©e en fabriquant des objets dont on peut aisĂ©ment remplacer les pièces usĂ©es. Mais le plus important reste bien sĂ»r de rendre l’individu autonome : c’est Ă dire, rendre la connaissance accessible Ă tous pour crĂ©er ses propres objets chez soi.Â
C’est d’ailleurs l’objectif du projet Fab@Home, qui a dĂ©veloppĂ© une version d’imprimante 3D fonctionnant entièrement en open-source. Les pilotes pour faire fonctionner l’engin ainsi que les plans de fabrication sont sous Licence publique gĂ©nĂ©rale (GNU) : ils sont donc gratuits et accessibles Ă tous. Les makers peuvent donc proposer des amĂ©liorations de la machine et produire des objets Ă bas coĂ»t dans un fablab ou directement de chez eux.Â
Le projet britannique RepRap de l’universitĂ© de Bath poursuit Ă©galement le mĂŞme objectif. Ă€ la diffĂ©rence que les imprimantes sont en grande partie autorĂ©plicatives : c’est Ă dire qu’elles peuvent reproduire elle-mĂŞme une partie des pièces servant Ă monter une autre imprimante RepRap.Â
La culture d’entreprise-maker
Lorsque les collaborateurs ont la possibilité de monter des projets en fablab, ce n’est pas seulement des machines auxquelles ils ont accès. En effet, tous les fablabs sont interconnectés entre eux et les résidents peuvent donc mobiliser de nombreuses ressources en open-source et une communauté d’experts très diversifiée. Ce sont donc de véritables lieux de formation professionnelle où les collaborateurs peuvent aisément s’initier à l’aventure entrepreneuriale.
De plus, la culture de l’échec y est plus imprégnée que dans le monde du travail aujourd’hui. Contraints par des objectifs de performance, les collaborateurs en entreprise ont habituellement peur de la fausse note, peur de se planter. À l’inverse, les fablabs souhaitent pallier cette peur et inciter tout le monde à mettre librement en œuvre leurs idées.
C’est le cas notamment de Naïo Technologies qui a choisi le fablab Artilect pour développer son robot désherbant Oz. Moyennant trente euros par mois, la start-up a pu mener sa phase de tests sans réelle pression et sans investissement trop coûteux.
C’est bien ça qui caractĂ©rise tout le mouvement maker dans son ensemble : la possibilitĂ© de crĂ©er Ă un prix non prohibitif. Et certaines entreprises l’ont bien compris. Dans le secteur aĂ©ronautique et aĂ©rospatial, le groupe Airbus a par exemple dĂ©veloppĂ© dix fablabs Ă travers le monde pour permettre Ă ses Ă©quipes de donner forme Ă leurs idĂ©es. ConnectĂ©s au MIT, ces espaces intitulĂ©s “Protospace” sont Ă©quipĂ©s de scanners et imprimantes 3D, de casques de rĂ©alitĂ© virtuelle ainsi que des composants Ă©lectroniques. Et si une idĂ©e prend et coĂŻncide avec les objectifs d’Airbus, elle donnera lieu Ă la crĂ©ation d’une start-up interne. Un cycle plutĂ´t commun en termes d’intrapreneuriat, certes… mais pour le grand groupe, les fablabs s’avèrent performants en matière de prototypage.
Du côté des géants des micro-processeurs, certains poussent la démarche encore plus loin. Chez Intel, une partie de la production est dédiée à des processeurs assez petits pour mener tous types de projets. Le processeur Intel Edison de 2017, par exemple, est aussi grand qu’une carte sd et a été spécialement conçu pour l’Internet des Objets (IoT).
Brian Krzanich, Ceo du groupe et lui-mĂŞme maker, souhaite aussi sĂ©duire les plus jeunes. Depuis plusieurs annĂ©es, il collabore avec les universitĂ©s et encourage la libre circulation du savoir-faire, notamment par le biais de son partenariat avec la plateforme open source Arduino depuis 2013.Â
Avec elle, Intel a rĂ©ussi Ă commercialiser la carte Arduino 101 : un vĂ©ritable micro-ordinateur pour seulement une trentaine de dollars. De quoi ravir les adeptes du DIY et initier les plus jeunes Ă la R&D.Â
Car pour la firme, soutenir cette tendance est un moyen de reconnecter l’industrie aux universitĂ©s et aux communautĂ©s de hackers. Tout comme Arduino, elle fournit des cours en open source aux enseignants. Puis, elle observe les projets qui Ă©mergent et apporte son expertise industrielle pour dĂ©terminer si c’est commercialisable. Les entreprises suivent donc de près les makers les plus talentueux, sans ignorer que l’innovation reste toujours le fruit d’une Ă©mulsion humaine. Â