Kevin Cardona, directeur des programmes innovants chez Leonard, détaille les priorités de la plateforme de prospective et d’innovation du groupe VINCI. Il explique également l’intérêt grandissant des investisseurs pour l’innovation « hardware », notamment en matière de décarbonation, au-delà des habitudes prises ces dernières années à financer des modèles de software as a service (SaaS).
Quels sont les sujets forts d’innovation qu’anticipe le groupe Vinci à travers sa plateforme Leonard ?
Notre action est centrée sur les activités du groupe (la construction, l’énergie, les concessions, l’immobilier, NDLR) avec en ligne de mire notre devise « Accelerate climate and digital innovations for the built world ». Cela signifie que ces innovations doivent servir l’un des quatre fondamentaux que sont pour nous la productivité, la compétitivité, la sécurité et l’environnement. Leonard aborde cette exigence au travers de la prospective « appliquée », de l’innovation entrepreneuriale, de partenariats stratégiques avec des écoles et des laboratoires, ou encore de l’animation de tout l’écosystème d’innovation autour de notre espace événementiel « open house » à Paris. Le but est d’interconnecter tous les sujets relatifs à l’innovation qui sont habituellement dispersés au sein d’un grand groupe. C’est d’autant plus important pour VINCI, car notre groupe est très décentralisé, composé de centaines d’entreprises différentes, avec un fort esprit entrepreneurial.
Parmi les sujets forts qui nous animent actuellement, il y a évidemment le développement de l’intelligence artificielle. C’est un pôle de services à part entière que nous animons pour les métiers de VINCI. À partir de leurs besoins, nous rendons possibles des développements de solutions avec des délais de six mois maximum. Depuis cinq ans, nous propulsons ainsi entre 15 et 20 projets par an sur des thèmes qui concernent toute forme d’IA, jusqu’à l’IA générative. Cela a amené à la création de centres d’expertise partout dans le groupe.
Quelles sont vos perspectives en matière d’open innovation ?
Nous avons un pôle de services « Incubation » qui accompagne à la fois 7 à 10 projets d’intrapreneuriat par an, et environ le même nombre de start-up externes, en early-stage à travers un programme Seed. Nous avons actuellement dans notre portefeuille 37 jeunes entreprises qui sont dans leur phase de « go-to-market », dans le cadre de notre pôle « Invest ». Nous sommes présents à leur board, comme des investisseurs. Nous ne cherchons pas de rendement financier cependant, mais plutôt à alimenter notre vision, à détecter des niches d’opportunités et des menaces sur nos métiers ou pour tout l’écosystème. Je crois que les concepts d’ubérisation et de disruption qui ont souvent été invoqués pour expliquer le comportement des grands groupes en matière d’open innovation sont maintenant obsolètes. Mais la transformation des métiers reste nécessaire. Par ailleurs, nous avons également un pôle « Scale » qui vise, lui, à l’industrialisation de solutions plus matures.
En 2024, au total nous avons ainsi accéléré 39 projets, dont 25 s’appuient sur de l’intelligence artificielle. Une bonne partie d’entre eux se consacrent à des enjeux d’innovation que je qualifierait de « hardware », pour les différencier du « software ». Il s’agit par exemple d’initiatives autour des matériaux bas carbone, ou encore de l’anticipation des événements climatiques pour réparer les infrastructures énergétiques le plus vite possible, par exemple.
Vous êtes récemment allé en Finlande participer à Slush, l’un des principaux sommets mondiaux dédiés aux start-up. Quel intérêt y trouve un groupe comme le vôtre ?
Nous avons identifié Slush à Helsinki comme étant l’événement le plus compatible avec notre état d’esprit, centré sur un focus entrepreneurial et une approche BtoB. Sur 13 000 participants lors de cette édition 2024, on comptait environ 5 000 fondateurs de start-up et plus de 3 300 investisseurs. On y voit également de plus en plus de directions de l’innovation.
Bien sûr, un événement de cette taille reste par nature généraliste, et tous les sujets ne nous concernent pas. Mais depuis un an, nous trouvons utile de porter un message clair aux investisseurs en leur faisant comprendre que nos activités ont besoin de les voir investir sur les thématiques « hardware » que je décrivais plus haut.
Pourquoi cette insistance sur l’enjeu du hardware ?
Depuis des années, les investissements se sont concentrés sur le software as a service, qui est un modèle de revenu très rentable. C’est évidemment tentant pour les investisseurs qui calculent les retours rapides qu’ils peuvent obtenir sur leurs investissements (ROI). La « hype » autour des gains de productivité amenés par l’intelligence artificielle depuis deux ans a d’autant plus renforcé cette partie du marché. Cependant, ce que nous constatons, c’est que de plus en plus de créateurs de start-up voient également d’autres opportunités pour faire face à la crise climatique.
Durant Slush, nous avons par exemple assisté à de nombreuses conférences consacrées à la capture du carbone, sous toutes ses formes. L’entreprise Twelve, avec son modèle de capture directe dans l’air, a levé 645 millions d’euros en septembre, mais nous avons également vu l’exemple de Qaptis, qui veut capturer le CO₂ à la source, directement au niveau des tuyaux d’échappement des camions.
Les écosystèmes gagnent également en maturité sur les nouveaux matériaux bas carbone. Exemple emblématique : le fondateur de Slush lui-même a quitté l’organisation de l’événement il y a deux ans pour créer Paebbl, une start-up spécialisée dans la création de ciment bas carbone. On sent énormément d’appétit également sur le sujet du nouveau nucléaire, notamment les small modular reactors.
Les investissements sur l’intelligence artificielle n’ont donc pas tout phagocyté ?
Au contraire, on voit apparaître clairement le sujet de la matérialité derrière l’enthousiasme pour l’IA. On sait qu’il y a un besoin grandissant de datacenters, de capacité de calcul… Pour porter ces nouveaux usages, il est nécessaire de fournir de l’énergie ou de mieux refroidir. L’attrait pour l’IA entraîne à sa suite l’innovation sur les réalités matérielles : le foncier, les matériaux, l’énergie…
Fondamentalement, quelles sont les différences entre des investissements vers ces « hard tech » et vers du software ?
Les investisseurs ne peuvent pas avoir les mêmes attentes de vélocité de ROI que sur du SaaS. Mais cela est compensé par le fait qu’il peut y avoir des rendements importants au rendez-vous, car ce sont des sujets stratégiques. Et pour espérer ces gains, il faut être présent au tout début de l’histoire en identifiant les futurs champions qui vont s’imposer. Cela est particulièrement vrai sur les nouveaux matériaux pour lesquels les prototypes coûtent cher, mais les résultats sont exponentiels par la suite. On le voit bien sur le ciment : le changement de certains composants et les effets sur le besoin de gaz et de fioul dans la production amènent rapidement de la compétitivité.
En parallèle, l’innovation « corporate » doit mener son propre voyage. Celui-ci par une adaptation des processus et de la gouvernance, ainsi que par une meilleure compréhension de ces investissements, qui ne visent pas uniquement un retour financier. En ce sens, les directions innovation les plus proches du terrain sont sans doute les plus résilientes pour s’adapter à ces changements. Elles succomberont moins à la « hype » technologique, et réduirons les risques que la greffe ne prenne pas avec les métiers.
Je trouve que les écosystèmes ont gagné en maturité : les relations entre corporate et investisseurs ont évolué pour le mieux. De part et d’autre, les échanges deviennent plus efficaces autour des projets. C’est positif pour ces enjeux de transformation de l’investissement vers l’innovation hardware. Les 80 projets que nous présenterons le 15 janvier prochain lors de notre « Launch Day Leonard » illustreront bien, je pense, ce nouveau paradigme.