« A la DSI du Groupe Rocher, nous avons une équipe très resserrée pour industrialiser les cas d’usage IA »

 

Stanislas Duthier, chief information officer du Groupe Rocher, détaille le parcours IA  du spécialiste français de la cosmétique, de l’habillement et de l’entretien de la maison. Il explique la philosophie qui sous-tend l’organisation IT de l’entreprise.

 

Cet entretien est issu de notre série d’interviews « What’s next, CIO ? » qui revient tout au long de l’année sur les priorités et visions d’avenir des CIO stratèges. 

 

Quelle est votre priorité stratégique en 2025 en tant que CIO du Groupe Rocher ?

 

Depuis deux ans, la réduction des coûts d’opex et de « run » est devenue un peu plus brûlante, face à l’inflation à tous les niveaux que nous avons connue. Or, il est notoirement difficile de « couper dans le run » : agir sur ses coûts implique donc plutôt d’augmenter la productivité, ce qui est un sujet complexe. J’associe cet objectif avec une priorité organisationnelle : la transformation de la collaboration IT-métier. Comment créer de la valeur commune, enlever les temps de discussions inutiles, faire sauter les clivages qui nous ralentissent tous ? Nous avons agi fortement à ce niveau. Nous avons ainsi aujourd’hui dans le groupe une quarantaine de produits qui correspondent à chaque fois à un processus métier et à un ensemble d’applications associées. Et systématiquement, un product manager métier et un product owner IT co-décident ce qu’il faut faire en termes de build, de run et de maintien en condition opérationnelle. L’IT n’est plus seule. Cette priorité donnée à une organisation en mode produit, permet de décliner une stratégie « make or buy » très claire qui nous a fait mettre en place des « Partner Skills Centers » thématisés sur nos différents sujets, pour mieux travailler avec des partenaires externes. Nous avons également un programme near-shore qui nous aide à maîtriser nos coûts.

 

Quelles conséquences sur vos effectifs ?

 

Nous sommes actuellement 550, dont 50% d’internes. Notre DSI a internalisé tous les effectifs qui étaient sur la partie « buy », mais dans le cadre de cette approche stratégique, nous ne remplaçons pas systématiquement les postes en cas de départ : l’idée est de pouvoir s’appuyer au maximum sur nos Partner Skills Centers, comme des software factory à part entière. Pour que cette vision soit bien comprise, nous avons beaucoup travaillé sur la transparence en interne. C’est devenu un maître-mot, notamment sur la question des coûts et du besoin de solidarité entre tous les domaines.
Le sujet des coûts reste urgent, même s’il est moins question d’inflation ces dernières semaines ?
Au-delà du contexte inflationniste, j’ai la conviction qu’il faut toujours agir sur l’opex : chercher à baisser ces coûts, cela pousse à la remise en cause perpétuelle et l’amélioration continue ; c’est très sain. On sort de la logique « on a toujours fait comme cela, pas la peine de se poser la question ». C’est un moteur fort de transformation. La massification, les nouvelles synergies, la simplification des business models, ce sont autant d’approches « ROIstes » qui ne sont pas faciles à mettre en place, mais qui font leur effet. La recherche perpétuelle d’économie est un moteur très puissant pour une organisation.

 

Quels sont les outils et méthodes qui vous aident le plus dans cette quête ?

 

On utilise la méthode des OKR (Objectives and key results), et l’un de mes « O » est clairement la réduction de coût en continue. Notre devise et premier pilier d’action est : « Cost Cautious, constantly optimize » (prudence sur les coûts, optimisation permanente, NDLR). L’autre aspect de la méthode, c’est le pragmatisme. Par le passé, j’ai eu un formateur qui m’a beaucoup marqué : son point de départ à tout échange était de nous dire : « No bullshit ! ». Pas de bêtise ou de futilités. Les réunions et les concepts un peu fumeux, il faut les bannir au plus vite. Cela m’est resté et cela a un impact fort sur des sujets de court terme, très opérationnels, mais aussi sur le moyen et long terme, les aspects plus stratégiques.
Une autre méthode qui m’aide beaucoup et qui je pense mériterait d’être plus présente dans d’autres organisations, ce sont les NPS réguliers avec les collaborateurs. Quand on est en pleine transformation, c’est essentiel d’animer la communauté des équipes de cette façon, de prendre leurs pouls toutes les 6 semaines, et de s’astreindre en retour à des réponses écrites. Cela demande de l’énergie et de la patience, mais cela en vaut la peine. Et cela fait plus que jamais prendre conscience que se transformer à l’échelle est très difficile. Mais le résultat en vaut la chandelle : l’objectif est la maîtrise du système d’information et du run. Sortir de l’émotion pour avoir des service level agreements et une gestion des incidents beaucoup plus sains. La preuve : sur les 19 grands projets que nous avons menés en 2024, 17 ont été livrés en respectant le budget et le planning annoncés !

 

Quel a été le parcours du groupe Rocher sur l’intelligence artificielle ?

 

La DSI du groupe Rocher développe le RPA depuis un moment déjà, nous avons une cinquantaine de robots. Au-delà, la dynamique de l’IA générative est animée par la DSI avec une franche volonté de donner la possibilité aux métiers de se doter d’assistants, puis des agents, de leur propre chef. En revanche, l’industrialisation est à la charge de la DSI. Ce que l’on a décidé de faire très tôt, c’est la partie acculturation. Le responsable de l’innovation au sein de la DSI, s’est concentré exclusivement sur le sujet IA. Il a fait un kit pour le comité exécutif, les comités de direction, les sous-comités de direction… Et courant 2023, nous avons formé massivement au prompt. La même année, nous avons monté un « Board IA » chargé de vérifier les cas d’usages, les principes éthiques et légaux, etc. Mais malgré cela, nous trouvions que nous n’allions pas assez vite sur la mise en place des cas d’usages. Nous avons donc créé une communauté d’AI champions, par métier, en charge de mieux les identifier et d’animer les équipes autour d’eux.

 

Et sur quoi concentrez-vous vos efforts dorénavant ?

 

Nous avons réalisé notre « SecureGPT » avec la capacité d’utiliser divers LLM et MLN, et de développer des assistants-agents spécifiques. Nous avons ensuite monté une équipe IT très resserrée pour industrialiser ces cas d’usage. En 2025, l’objectif c’est de dérouler à partir de ces fondations. Nous avons maintenant des commodités IA disponibles avec le SecureGPT : traduction, recherche, résumé et tri de document, comptes rendus de réunion, création de contenus… Ce « tout venant » de l’IA générative est bien en place. Pour aller plus loin, nous devons nous assurer que tout le monde en interne est bien « AI-ready ». Cela veut dire avoir le réflexe en cas de problème de se confronter à différentes IA, à prendre le temps de faire le prompt approprié pour économiser ensuite plusieurs heures par jour… À partir de là, nous pourrons identifier le ou les « game changers » où l’IA transforme un cœur de métier, par exemple sur la composition de nos produits. J’ai confiance, car nous avons une plateforme data stable, et une amélioration notable de la gouvernance de la data et de la qualité des données même s’il nous reste du chemin à parcourir pour atteindre l’excellence.

 

Les efforts passés sur l’intelligence artificielle vous paraissent-ils compatibles avec une approche sobre et responsable du numérique ?

 

Pour moi, le lien se fait par le pragmatisme. Je pense qu’en cherchant la performance économique sur tous nos projets, on se pose très fortement la question de la sobriété. Cette sobriété doit d’ailleurs se vivre à tous les niveaux. Je ne veux pas d’une équipe dédiée à cela. Tous les produits doivent avoir leur ambassadeur numérique responsable. Nous avons identifié dès le départ qu’il y avait des enjeux d’impact exponentiel comme le stockage de la gestion documentaire par exemple. C’est très structurant pour une équipe, un produit et sa performance, d’agir là-dessus.

 

Que vous évoquent les débats de plus en plus médiatisés sur les sujets de la dépendance technologique des entreprises européennes ?

 

Elle est réelle mais je nous pense capables de trouver des niveaux d’entente acceptables avec les grands faiseurs américains. Nous avons aussi en Europe des compétences qui, si elles sont bien utilisées et soutenues, peuvent contribuer au développement de solutions tech innovantes et percutantes. Certaines existent déjà. Ensuite, je me demande si un des impacts de la vague IA ne va pas être l’émergence de nouveaux joueurs qui vont venir percuter les « grands faiseurs » avec des solutions développées à façon avec une hyper personnalisation. Certains prédisent que les agents seront les solutions de demain, à suivre.