Criteo vient d’annoncer des résultats financiers pour le troisième trimestre de son exercice fiscal 2018, en baisse de 6 % sur un an, à 539 millions de dollars ; tandis que ses revenus hors coûts d’acquisition s’élèvent à 223 millions de dollars. L’occasion d’échanger avec Jean-Baptiste Rudelle, de retour aux manettes de l’entreprise depuis mai dernier, sur les solutions de rebond adoptées.
Alliancy. Après l’annonce récente de vos derniers résultats trimestriels, divers analystes ont plutôt commenté cela négativement… Une réaction ?
Jean-Baptiste Rudelle. Il y a toujours, et surtout en France, une manière de dramatiser… Mais, globalement, je pense qu’il y a un décalage entre la solidité interne de l’entreprise et sa dynamique qui sont très bonnes et la perception externe. Nous avons énormément de clients et n’en avons jamais eu autant, nous annonçons des projets de croissance… et cela dans un secteur à la fois très dynamique, mais aussi très complexe.
Justement, parmi les « paint points » impactant votre secteur, lequel citeriez-vous en priorité ?
Jean-Baptiste Rudelle. Clairement, l’an dernier, nous avons vécu un choc hexogène assez fort après la décision unilatérale d’Apple de bloquer la publicité à valeur ajoutée*, et ce même quand nous arrivions à recueillir le consentement des utilisateurs…
Cela a été un moment à contretemps, qui a nous a empêchés d’avoir de la croissance cette année. On en a profité pour effectuer une transformation majeure de l’entreprise et la préparer pour l’avenir. Aussi, en résumé, 2018 est pour nous une année de transition, mais nous sommes très confiants à moyen terme sur le retour à la croissance de l’entreprise.
D’où les annonces faites ces derniers mois, concernant un investissement de 20 millions d’euros sur trois ans dans le « Criteo AI Lab » et le rachat des start-up française Storetail et américaine Manage…
Jean-Baptiste Rudelle. Tout à fait et, si l’on annonce cela, c’est bien que nous avons une confiance forte dans l’avenir. Pour l’IA Lab, nous parlons de sujets de recherche à long terme [construction de nouveaux principes, modèles et algorithmes de deep learning, facilement interprétables, transparents et centrés sur l’utilisateur, NDLR], avec des programmes pluriannuels sur des horizons de 2, 3 ou 4 ans. On pense que la France a un rôle-clé à jouer dans le domaine du Machine Learning, c’est pourquoi nous partageons notre recherche fondamentale [plus d’une trentaine d’articles déjà publiés] avec le monde extérieur, académique et universitaire. Ceci est un ancrage important à la fois dans l’écosystème français et pour l’avenir de l’entreprise.
Où en êtes-vous de ce projet de centre de recherche parisien ?
Jean-Baptiste Rudelle. Nous l’avons lancé cet été et avons mis en place cet automne les infrastructures… pour entrer en phase opérationnelle d’ici à la fin de l’année. C’est seulement à partir de l’an prochain qu’on en verra les premiers résultats.
Combien de personnes travaillent sur ces sujets chez Criteo aujourd’hui ?
Jean-Baptiste Rudelle. Nous comptons une cinquantaine de chercheurs en intelligence artificielle dans l’entreprise.
Qu’en est-il des deux acquisitions récentes, Storetail et Manage ?
Jean-Baptiste Rudelle. Elles ont été faites pour compléter notre gamme de produits, afin de pouvoir offrir la palette entière des scénarios marketing à nos clients. Storetail permet aux marques de mieux communiquer dans l’univers, protégé et très pertinent, des distributeurs, comme la Fnac, La Redoute… De son côté, Manage, qui se développe dans l’installation d’applications mobiles, nous permet de nous renforcer dans ce domaine où la demande est très forte et élargit notre base de clientèle. Depuis un an, nous voyons un basculement chez nos clients, dont les directions marketing se rendent compte qu’elles doivent investir massivement sur le sujet pour ne pas perdre leurs utilisateurs.
Pourquoi ce revirement ?
Jean-Baptiste Rudelle. Deux choses leur ont ouvert les yeux. D’abord, il y a un transfert massif du temps passé à l’intérieur des applications par rapport au temps passé sur le web. Ensuite, de nombreux pure players, très efficaces, ont développés des applications uniquement mobiles en oubliant complètement le web… D’où cette acquisition de Manage pour les accompagner et renforcer notre offre.
Couvrir l’ensemble du parcours client par votre solution, est-ce un grand changement ?
Jean-Baptiste Rudelle. C’est majeur pour Criteo, y compris pour nos équipes de vente. Elles deviennent des consultants pour nos clients et les aident à construire ensemble des solutions. Elles ne vendent plus de produits packagés… Nous voulons coller aux demandes réelles de nos clients et des différents scénarios marketing qu’ils veulent faire.
Cette personnalisation va-t-elle se renforcer ?
Jean-Baptiste Rudelle. Nous avons presque 20 000 clients, très divers. Nous ne pouvons pas les mettre tous dans une même boîte… Maintenant que notre plateforme technique est construite sous forme de modules, nous pouvons les assembler à volonté et différemment pour répondre au plus près aux demandes spécifiques de nos clients. On a à la fois les avantages à la fois d’être grand et petit en tant qu’entreprise de taille intermédiaire (ETI). Grand avec la couverture mondiale et une présence dans 80 pays, un écosystème d’1,2 milliard d’utilisateurs dans le monde… Et petit avec des solutions très personnalisées pour nos clients que n’offrent pas forcément les géants qui ont une offre plus standardisée… On essaie d’offrir le meilleur des deux mondes à nos clients, soit une couverture globale et un service haut de gamme et personnalisé.
Est-il « nouveau » ce puzzle technologique dont vous parlez ?
Jean-Baptiste Rudelle. Pendant très longtemps, ces modules étaient complètement imbriqués les uns dans les autres dans un seul ensemble. Cette solution unique nous a permis de nous développer géographiquement dans le monde entier. Maintenant, nous disposons de blocs plus agiles, permettant de construire de multiples solutions à partir de la même plateforme technologique, beaucoup plus flexible. Cela nous permet également d’intégrer de nouvelles solutions tierces dans notre plateforme.
Face à l’évolution sociétale, quelles sont les demandes principales de vos clients : trouver de nouveaux prospects, faire revenir les clients, comprendre leurs intérêts ? Un peu tout cela ?
Jean-Baptiste Rudelle. Effectivement, on voit une évolution. Historiquement, nos clients nous demandaient de les aider à finaliser un cycle d’achat. De plus en plus ce que l’on fait – et, aujourd’hui, toute la croissance est là-dessus – est ce que l’on appelle de la découverte et de l’inspiration. C’est-à-dire qu’à partir d’un produit sur lequel vous avez montré un intérêt, nous allons vous en faire découvrir de nouveaux…
Pour quelle raison cela évolue-t-il ainsi ?
Jean-Baptiste Rudelle. On se rend compte qu’il y a un trop-plein d’informations sur internet et que les internautes ont du mal à se repérer… Il faut leur proposer de découvrir, de façon intelligente, des produits pertinents, qui répondent à leurs centres d’intérêt et auxquels ils n’ont pas forcément pensé ou connaissance. Côté inspiration, c’est l’idée de leur faire découvrir des univers nouveaux, dans la mode, l’équipement de la maison… On rend un vrai service à l’utilisateur en lui filtrant cette offre gigantesque accessible sur le net. On les aide à aller plus rapidement vers des produits qui leur ressemblent… C’est un exercice difficile qui fait appel à des calculs statistiques très sophistiqués pour essayer de définir des tendances, des modèles…
Selon App Annie, l’App-Economie devrait représenter un marché de 156,5 milliards de dollars en 2022 contre 81,7 milliards en 2018.
N’est-ce pas un jargon publicitaire que d’annoncer « vouloir faire de la publicité un service » ?
Jean-Baptiste Rudelle. Vis-à-vis de nos clients, les directions marketing, nous sommes vraiment dans une logique de services en leur offrant une solution. Pour l’utilisateur final, si vous voulez que la publicité soit perçue positivement, il faut qu’elle le soit comme un service. Du type la publicité m’apporte de l’information, me fait découvrir quelque chose de nouveau, va m’inspirer, me divertir… Si la publicité rebute, on n’arrive à rien. C’est donc notre obsession de voir comment donner plus de valeur à l’utilisateur final.
Par rapport au reste de vos activités, en tant qu’investisseur notamment, quels sont les domaines sur lesquels vous restez alerte ?
Jean-Baptiste Rudelle. Fondamentalement, ce que j’ai fait, c’est contribuer à La French Tech, l’écosystème français de l’innovation qui est en plein décollage, pour que de plus en plus de start-up deviennent des scale-up. On n’en compte pas assez et tous les secteurs sont concernés par cela. J’ai développé un think tank pour aider en cela les start-up et c’est une activité que je mène en parallèle de Criteo. Nous produisons des contenus de référence, animons un réseau de partage et organisons divers événements pour la communauté.
* Avec Safari 11 (sur Iphone et Mac) sorti en septembre 2017, Apple a introduit dans son navigateur la fonctionnalité « Intelligent Tracking Prevention » qui, activée par défaut, restreint fortement le ciblage publicitaire d’un internaute lors de ses visites de sites internet.