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A quelle vitesse l’industrie française peut-elle se transformer avec le numérique ?

Dans un contexte de tensions sur les emplois et les investissements industriels, l’enjeu de réindustrialisation porté par les pouvoirs publics depuis près d’une décennie est devenu plus difficilement audible. Fin 2024, lors d’un symposium sur le sujet au sein du Forum des Arts et Métiers, plusieurs responsables industriels français ont fait part des paradoxes auxquels ils étaient confrontés, en particulier concernant l’injonction d’une transformation numérique.

 

En dix ans, la part des activités industrielles dans le produit intérieur brut (PIB) de la France est passée de 14 à 10 %, une baisse qui détonne face à d’autres nations, comme l’Allemagne qui, sur la même période, est restée à peu près stable à 22 %. En comparaison, « l’atelier du monde » chinois génère 40 % de sa richesse à partir de ses activités industrielles, de façon stable malgré le ralentissement de sa croissance ces dernières années.

Au-delà des facteurs macroéconomiques et sociaux de la contraction hexagonale, la capacité des industriels à s’emparer efficacement des dernières technologies numériques pour préserver leur compétitivité interroge aujourd’hui de plus en plus. « On voit plein d’usines vitrines, on voit des showrooms qui nous montrent que les technologies sont disponibles… mais du coup, la vraie question reste : pourquoi ce n’est pas plus déployé ? », commente ainsi Raphaël Contamin, directeur général d’Equans Digital. Ce réseau mondial d’entreprises spécialistes des technologies de l’information pour les industriels, dont l’intégrateur multitechnique Equans (Groupe Bouygues) est l’actionnaire, réalise aujourd’hui 1,5 milliard de chiffre d’affaires. Il est confronté de plein fouet à ce que son directeur appelle un paradoxe des technologies disponibles : « pourquoi l’industrie ne se transforme-t-elle pas plus vite avec le numérique ? ».

Le poids d’un tissu industriel ancien

Raphaël Contamin note plusieurs facteurs qui jouent pour cette relative lenteur dans un secteur qui est, par ailleurs, réputé pour sa capacité d’innovation. Il y a déjà « l’enjeu de fiabilité : on ne touche pas ce qui fonctionne », un alpha et oméga des industriels, d’autant plus présent que les tensions économiques encouragent à rester sur des acquis plutôt qu’à prendre le risque d’investissements incertains sur des technologies en perpétuelle mutation. « Surtout, nos industries ne partent pas d’une feuille blanche… le tissu est ancien : le poids de cette “legacy” est très fort. Il est extrêmement compliqué de parvenir à appréhender toutes les générations de technologies qui ont été déployées successivement sur un site industriel », souligne le dirigeant. Et de prendre un exemple marquant : « Lors de certaines missions que nous avons menées pour Storengy (filiale d’Engie spécialisée dans le stockage des gaz naturels, NDLR), nous avons parfois dû rouvrir des salles d’archives pour comprendre comment certains schémas d’infrastructures avaient été pensés par le passé ! ».

Plus que dans toute autre entreprise, l’existant est-il donc le boulet au pied de l’industrie qui empêche une transformation rapide ? Et cette « dépendance au chemin parcouru » met-elle en danger l’adoption de l’intelligence artificielle à grande échelle ?

« Nous avons entamé notre transformation digitale dans les années 80, avec la généralisation du numérique au niveau des commandes des machines-outils. Cette transformation peut paraître lente, mais elle est continue », relativise Frédéric Vétil, directeur Transformation Digitale Manufacturing 4.0 de Safran. Avec 230 usines dans 50 pays, et plus de la moitié de ses 100 000 salariés travaillant directement dans ses opérations industrielles, le groupe français spécialiste de l’aéronautique, de l’espace et de la défense est en première ligne pour mesurer l’impact réel du numérique sur ses activités. « Il y a eu beaucoup de “buzzwords” ces dernières années autour de l’industrie 4.0 : cloud, IoT et évidemment intelligence artificielle… Mais la réalité de nos usines, ce sont plutôt des technologies qui ont plus d’une dizaine d’années », met-il lui aussi en avant, en soulignant que la mise en œuvre de l’intelligence artificielle ne peut dès lors passer que par un long et difficile travail sur des fondations. « Depuis quatre ans, l’une de nos grandes réalisations est d’avoir bien identifié les métiers dont on a besoin pour y parvenir : en particulier les “7 métiers de la donnée” qui sont les seuls qui peuvent permettre de vraiment piloter une entreprise par la data », explique le directeur transformation. De même, pas d’IA déployée à l’échelle industrielle sans avoir revu les fondations techniques. « Repenser l’ERP, le PLM… est un exercice complexe dans lequel nous nous sommes lancés il y a près de dix ans », rappelle-t-il.

Des opportunités sur l’intelligence artificielle

Un effort sur la durée, mais qui commence à porter ses fruits. « Environ quarante usines dans le groupe ont aujourd’hui la totalité de ces briques en place : on est alors bien capable de connecter tous les moyens et machines, pour avoir un “Ishikawa numérique”, c’est-à-dire des corrélations effectives, afin d’identifier les dérives du système de production. Tout cela parce que nous avons réussi à rendre disponibles pour nos systèmes tous les éléments contextuels de l’activité industrielle : ce n’était tout simplement pas possible par le passé ».

Le responsable de Safran estime que, depuis 18 mois environ, l’accélération sur l’intelligence artificielle est cependant bien visible. « Nous systématisons l’inspection numérique dans les usines. La “computer vision” et le développement d’algorithmes doivent changer le métier très difficile et fatigant d’inspecteurs. Aujourd’hui, nous déployons plus de 160 machines pour les aider », explique-t-il. Et l’IA générative est un autre axe sur lequel l’industriel peut avancer dorénavant plus rapidement. « Depuis les années 80, nous avons constitué des bases de données structurées pour assurer la traçabilité. C’est du pain béni pour l’IA générative. Vous pouvez mettre en place des chatbots qui aident les ingénieurs à répondre à des dérogations en se plongeant dans 30 ans de traitement des anomalies ! », se réjouit encore Frédéric Vétil.

Des méthodes pour créer de la transversalité et agréger les technologies

Pour Raphaël Contamin, la capacité des entreprises à se donner les moyens de former ces combinaisons qui permettent de trouver la valeur du numérique industriel est clé. « L’enjeu d’intégration et d’agrégation de technologies variées est clé. Quand un spécialiste de l’ameublement veut améliorer la mise en palette et l’expédition de ses produits avec le numérique, robotiser la chaîne ne suffit pas, si un algorithme n’est pas en plus développé pour tenir compte des contraintes de poids, de formes, d’encombrement des colis, afin de maximiser leur nombre sur une palette », prend-il pour exemple. Pour le dirigeant d’Equans Digital, il ne suffit pas d’identifier une technologie porteuse et médiatique : c’est être capable de faire des combinaisons qui fera la différence. De quoi, là aussi, expliquer un temps de transformation plus lent.

Christophe Liénard, directeur central de l’innovation pour le groupe Bouygues, est familier de la problématique. « Le groupe s’appuie sur trois piliers pour déployer l’innovation. D’abord, l’exploration pour collecter les meilleures technologies et cas d’usage mondiaux. Mais ensuite, il faut pouvoir catalyser ces idées pour espérer passer à l’échelle. C’est notre pilier « Cross and Catalyse » qui vise à créer de la transversalité. Enfin, nous avons un pilier à part entière, « Change », pour accompagner l’adoption des technologies », détaille-t-il.

Mais comment cela fonctionne-t-il quand il s’agit de déployer des usages d’intelligence artificielle pour marquer des transformations qui ne restent pas superficielles ? « Dans le cadre de l’IA, il a fallu, par exemple, créer une communauté rassemblant tous les data scientists du groupe Bouygues pour leur permettre de travailler plus efficacement sur des sujets communs : par exemple, comment utiliser la reconnaissance d’image pour améliorer la sécurité sur les chantiers ou encore comment améliorer la consommation énergétique des poses d’enrobés par [notre filiale de travaux publics] Colas », met en avant le directeur innovation.

Créer de l’enthousiasme pour le futur de l’industrie

Il insiste cependant sur l’importance du troisième pilier. « Un déploiement à l’échelle, cela ne se fait qu’avec une acceptation du changement dans les équipes. Or, quand on parle d’intelligence artificielle, on voit qu’il peut y avoir très vite des phénomènes importants de rejet. C’est aussi pourquoi nous avons trouvé utile de co-créer le think tank Impact IA, pour décrypter l’influence de l’IA sur le quotidien et de nombreux métiers. Aujourd’hui, 85 sociétés participent à ce collectif, dont la moitié du CAC 40, mais aussi des ETI, des start-up, des écoles… » Afin de faire passer les bons messages qui faciliteront l’adoption au sein des usines, mais plus largement de la société dans son ensemble, Christophe Liénard attend donc beaucoup du sommet international pour l’action sur l’intelligence artificielle, organisé par l’Élysée à Paris début février.

Un rendez-vous clé, car il va falloir créer de l’enthousiasme pour attirer et recruter dans une industrie française en transformation. « Les métiers vont changer et on va avoir besoin de beaucoup de nouvelles compétences, c’est certain », reconnaît Raphaël Contamin. « Mais le paradoxe, c’est que les talents dont on va bientôt le plus manquer, ce seront ceux qui ont l’histoire et la compréhension des anciennes technologies, et qui pourront donc transmettre le savoir du legacy. » Pour préparer l’avenir numérique de l’industrie, celle-ci a donc plus que jamais besoin de s’appuyer sur son riche passé. Une équation délicate qui demande de ne pas confondre vitesse et précipitation.

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