Nizar Chaouch est directeur Software Engineering pour le groupe Airbus. Prenant compte de la transformation de son écosystème, l’activité du constructeur aéronautique intègre depuis des années le poids grandissant du numérique en mettant en œuvre une stratégie de plateformisation ambitieuse. Celle-ci n’est pas sans conséquence sur la nécessaire évolution de la relation entre les métiers d’Airbus et ses équipes informatiques. Le responsable des plateformes software du groupe industriel analyse la situation et livre les quick-wins qu’il faut chercher à obtenir dans les organisations.
Quelle est la donne en matière de relation IT-Métiers chez Airbus aujourd’hui ?
Nous sommes structurés de façon à ce que pour chaque entité métier, il y a un équivalent IT. Il existe un IT des ventes, un IT de la production, etc. Et chaque métier a donc appris avec les années à échanger avec cet interlocuteur privilégié.
Toutefois, en parallèle les plateformes digitales et de développement mises en œuvre dans le groupe sont fondamentalement transverses. Elles intéressent tous les métiers et tous les équipes informatiques et cette transversalité est d’ailleurs une part importante de ma mission. Cette couche transverse change aujourd’hui fortement la relation entre IT et métiers.
De quelle façon ?
Pour schématiser, par le passé les équipes métiers faisaient des demandes et ensuite, elles attendaient un retour. C’est assez classique. L’enjeu d’une plateforme est de conférer au contraire de l’autonomie aux métiers. Ils peuvent commencer leurs projets directement sans l’IT, notamment en s’appuyant sur des approches dites « no code » ou « low code ». C’est un raccourci majeur qui fait sortir des programmes traditionnels et de la relation habituelle avec l’IT. Ces raccourcis ont pour but de fabriquer des « proofs of value » très rapides et ne pas chercher à formaliser trop fortement la relation.
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Et il faut l’avouer : une bien plus grande population de professionnels est aujourd’hui capable de « faire » du digital. Quand le contrôleur financier fait ses propres dashboards, voire sa propre application, c’est toute l’organisation de l’entreprise qui est amené à changer, car de facto il n’a plus besoin de passer par une organisation type MOA…
A quel point ces changements bousculent-ils l’IT chez Airbus ?
Il est clair qu’en quelques années la plateformisation a pas mal changé la donne dans tout l’écosystème. Et cela questionne fortement notre IT : quel doit être son véritable rôle dans ce contexte ? Or, qui dit changement de rôle, dit changement probable de périmètre, de compétences… Airbus s’en rend compte depuis longtemps : il y a une grande frustration des métiers par rapport à la vitesse d’innovation de manière générale.
Et en la matière, l’IT est toujours perçu comme trop lent. Ce n’est pas pour rien : formaliser des spécifications de besoin et des cahiers des charges, cela prend du temps, et l’IT doit encore ensuite demander des budgets, puis former les équipes projets, se rapprocher de la sécurité… C’est une multitude d’interlocuteurs et de processus qui ont pris une dimension colossale. L’IT des entreprises industrielles est devenue tellement industrialisée elle-même que tout fini par prendre des proportions énormes, sous le signe de la fiabilité que l’on veut absolue. Mais la frustration, elle, créé le besoin et par extension du shadow IT. C’est devenu systématique.
Dans ce contexte, où est pour vous la valeur de l’IT au côté des métiers ?
L’IT fournit des moyens solides, des assets numériques fiables… mais d’autres sont capables de les gérer potentiellement. Par contre, ce que ne fera pas un intervenant extérieur, c’est bien accompagner le métier à court terme, en les aidant à résoudre leur problème par les plateformes, plutôt que de faire pour eux et à leur place. L’IT doit apprendre au métier à pêcher pour qu’à chaque fois qu’un ingénieur a une bonne idée, il puisse la bêta-tester immédiatement. Bien sûr, le legacy que gère l’IT ne va pas disparaitre … mais il ne faut pas qu’elle se laisse dépasser par cela jusqu’à lâcher cette accompagnement essentiel de l’innovation…
[bctt tweet= »« Alors que les équipes IT sont souvent segmentées et silotés, il faut pouvoir faire apparaître clairement une offre de service globale, compréhensible par le plus grand nombre. » » username= »Alliancy_lemag »]Et soyons clair : avoir un IT qui fait de l’Agile, ne suffit pas. Le problème est beaucoup plus global. C’est une question d’état d’esprit IT déjà, mais aussi de capacité à communiquer. L’IT ne sait pas assez montrer sa valeur. La priorité est certes de donner les moyens aux métiers, pour qu’ils soient en maîtrise : mais cela passe par le fait de désigner des champions dans les fonctions de l’entreprise, de faire du training, des workshops, du marketing IT, qui vont tous nourrir des échanges permanents et une connaissance réciproque. L’IT doit en quelque sorte se mettre en transparence et laisser les clés aux métiers, tout en étant très clair sur les points où elle fait fondamentalement la différence. C’est ce que nous mettons en place chez Airbus pour réduire l’impact du shadow IT, qui est toujours massif pour une entreprise comme la nôtre. Gartner dit que 55% des apps qui vont être créées en 2025 le seront en no code. On ne peut pas ignorer le phénomène si on ne veut pas faire tripler le shadow IT sur la même période.
Quels sont les quick wins qui vous paraissent essentiels à aller chercher pour l’IT d’un acteur industriel aujourd’hui ?
A l’horizon 2022, beaucoup d’entreprises ont déjà fortement investi sur leur plateformisation. Il faut donc maintenant capitaliser sur cet effort en trouvant des relais au sein des métiers : aller chercher des champions, motivés par la technologie et qui vont avoir envie de comprendre facilement ce que l’IT peut offrir aujourd’hui. Ce sont eux qui créeront de la viralité autour de la « valeur IT ».
Je vois un autre sujet essentiel. Alors que les équipes IT sont souvent segmentées et silotés, il faut pouvoir faire apparaître clairement une offre de service globale, compréhensible par le plus grand nombre. Une partie de la frustration vient de ce côté très limité de la perception de l’IT qu’ont les métiers. Or, une IT, ce ne sont pas juste des datacenters ou un logiciel SAP, heureusement…
Mais qui est capable de dresser la liste de la myriade de services qui est véritablement disponibles dans l’entreprise ? Faire ce marketing de l’IT, autour de la promesse de simplicité et de facilité d’utilisation, est le moyen de s’appuyer sur ce qui existe déjà pour éviter de recréer en permanence la roue. Tous les industriels ont investi des millions d’euros dans des solutions informatiques, mais elles ne regroupent souvent que moins de mille utilisateurs, alors qu’il en faudrait 10 ou 100 fois plus. Ce qui changerait complètement la rentabilité, le TCO et la valeur apportée pour l’entreprise.
Surtout, les DSI doivent comprendre qu’ils ne sont plus au centre du jeu, que le monde change inévitablement, et qu’ils doivent être là pour servir, parce que le numérique est déjà partout dans l’entreprise. Ce n’est certainement pas un pré carré. A ignorer le phénomène, on accroit tous les risques pour l’entreprise, qu’ils soient business ou cyber.