L’Europe en panne d’atouts pour attirer et contrôler les datacenters ?

[EDITO DU 17/01/2025] Les datacenters sont en effet sous pression. Même sans courbe exponentielle, leur réinvention profonde est une nécessité pour préparer un avenir numérique sain. Mais l’Europe peine encore à attirer (et donc à mieux contrôler) ces infrastructures.

 

La matérialité du numérique n’est pas toujours facile à percevoir pour ses utilisateurs. Deux usages qui peuvent paraître similaires peuvent en réalité avoir un monde de différence en termes d’impacts réels. Un exemple d’actualité : une recherche sur Google Search utilise environ un watt de puissance énergétique pour alimenter le matériel, dans un datacenter, qui permet in fine de trouver et d’afficher le résultat. En comparaison, une requête sur une intelligence artificielle générative demande entre 10 et 30 watts. La différence dans la réponse ainsi obtenue justifie-t-elle une multiplication par 30 de notre besoin énergétique ? La question peut se poser, car si l’IA générative a pris d’assaut le business des moteurs de recherche, cette situation ne manque pas de se retrouver dans de nombreux autres types de nouveaux usages dans un paysage numérique en mutation.

Mais, au-delà, cet exemple jette une lumière crue sur l’ossature profonde du numérique : les datacenters, qui se multiplient, sont invisibles aux yeux du grand public et de la majorité des utilisateurs en entreprise ou dans les administrations. Or, loin des yeux, loin du cœur : ces mêmes utilisateurs n’ont que peu d’intérêt pour ces bouts d’infrastructures et leur impact direct ou indirect sur leur vie. La charge revient aux experts de faire en sorte qu’ils fonctionnent sans bruit… et qu’ils soient responsables et durables, bien évidemment ! Plus facile à dire qu’à faire, répondront les principaux concernés.

Comparées aux émissions de carbone du transport ou de l’industrie lourde, celles des datacenters restent encore limitées, malgré une forte croissance des usages, notamment ceux de l’intelligence artificielle. Lors d’une récente table ronde sur le sujet, accueillie par le groupe Vinci, Philippe Angousture, du cabinet PMP Strategy spécialisé sur la question, rappelait des ordres de grandeur : « En 2024, les datacenters ont utilisé 40 gigawatts d’énergie en base (c’est-à-dire pour un besoin continu, 24h sur 24, tous les jours de l’année), dont 50 % aux États-Unis. En 2025, il est prévu d’atteindre 48 GW, et la moitié de cette augmentation viendra à nouveau des États-Unis. » Malgré la demande qui explose, « aucune infrastructure ne se déploie jamais de façon exponentielle, les industriels le savent bien… », s’amuse le spécialiste en renvoyant aux multiples contraintes auxquelles fait face la construction des centres de données partout dans le monde.

Les datacenters sont en effet sous pression. Même sans courbe exponentielle, leur réinvention profonde est une nécessité pour préparer un avenir numérique sain. L’impact grandissant en termes de consommation électrique a aussi des conséquences majeures sur les besoins de refroidissement et, donc, sur la conception et les emplacements des infrastructures. Des technologies qui existaient à petite échelle dans certains datacenters spécialisés sont amenées à être démultipliées, entraînant une densification et une complexité accrues à gérer. Depuis deux ans, les constructeurs et les équipementiers se réveillent et généralisent donc de nouvelles approches.

Pour le datacenter, pensé traditionnellement comme un imposant bâtiment hors des centres urbains, l’équation devient de plus en plus délicate : le besoin d’accès aux réseaux électriques haute tension, au très haut débit et à des espaces fonciers conséquents se double des défauts qu’ont ces emplacements classiques pour limiter l’impact environnemental. En particulier, en matière de réemploi de la chaleur fatale. « Si vous êtes au milieu de la pampa, c’est bien gentil, mais vous n’allez pas changer le monde en chauffant une serre à tomates », moque ainsi un expert. Les petits datacenters modulaires innovants se développent donc, mais ne représentent encore qu’une alternative anecdotique à ce stade.

Alors, l’autre réponse du marché pour imaginer l’avenir est donc le nucléaire. « Plus que jamais, les datacenters ont besoin d’une énergie “sans incident”, décarbonée et en base. Seul le nucléaire et, à la limite, l’hydraulique, ont ces caractéristiques », résume Philippe Angousture. Cela explique un projet comme le campus Cumulus en Pennsylvanie pour Amazon Web Services à proximité de la centrale de Susquehanna ou encore le fait qu’EDF réfléchisse à l’utilisation possible des réserves foncières de ses centrales pour y installer des centres de données.

Dans ce contexte, il est clair que les décisions et investissements actuels sculptent sur le long terme le futur des datacenters dans le monde. En la matière, l’Europe peine à attirer (et donc à mieux contrôler) les infrastructures. La réglementation européenne sur l’énergie, dont on a pu constater les déboires en 2022, compose en effet avec des réalités productives très différentes entre les pays membres, et surtout avec la concurrence d’intérêts nationaux et fiscaux, qui empêche un « marché unique » accessible pour les datacenters sur le Vieux Continent. Les décisions fiscales et la distorsion entre les prix de l’énergie et ses coûts réels sont autant de pommes de discorde qui empêchent l’Europe de briller, malgré son intention de montrer l’exemple dans la conciliation entre progrès numérique et respect environnemental.

Il serait temps de faire bouger les lignes. D’autant plus que les « visionnaires » de la Tech préparent déjà le coup d’après. Dès 2021, Sam Altman, le fondateur d’OpenAI, investissait 375 millions de dollars dans Helion Energy, une start-up spécialisée dans le « graal » de la fusion nucléaire. Contrairement à la fission nucléaire traditionnelle, qui divise des atomes lourds et produit des déchets radioactifs à longue durée de vie, la fusion se veut théoriquement plus sûre, plus propre et pratiquement illimitée. Derrière ce choix, on retiendra surtout le pari de la superstar de l’IA de privilégier les idées disruptives et les réacteurs compacts et modulaires d’une start-up plutôt que de croire dans le lourd projet international ITER, regroupant 35 pays et basé… à Saint-Paul-lès-Durance, dans les Bouches-du-Rhône. Dommage.

 

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