Après le Sommet de l’IA, des investissements rapides et massifs dans l’IA responsable doivent avoir lieu

 

Dans sa nouvelle chronique, Frédéric Bardeau épingle le caractère trop flou des engagements pris lors du Sommet pour l’action de l’IA, qui s’est tenu à Paris du 10 au 11 février. Il appelle à la mise en place de mécanismes et de financement très concrets pour obtenir des résultats.

 

Le Sommet pour l’Action sur l’IA, qui s’est tenu récemment à Paris, a multiplié les engagements en faveur d’une intelligence artificielle « responsable, inclusive et durable ». Pourtant, en dépit d’annonces ambitieuses et d’investissements massifs, la mise en œuvre concrète d’actions ciblées sur la formation, la diversité et l’IA « for good » demeure trop limitée alors que c’est pourtant essentiel pour que l’IA profite à toutes et à tous. Le Sommet a rassemblé plus d’un millier d’experts et décideurs venus du monde entier. Des déclarations majeures ont été adoptées : une Déclaration pour une IA inclusive et durable pour les peuples et la planète, la Charte de Paris pour une IA d’intérêt général, ainsi qu’un « Pledge for a Trustworthy AI in the World of Work ».

Pour la France, l’objectif affiché est de consolider un leadership européen et mondial, en annonçant notamment la mobilisation de 109 milliards d’euros publics et privés. Si l’on ne peut que se féliciter de cette ambition, on peut légitimement se demander combien de ces financements soutiendront la montée en compétences des Français, en dehors des infrastructures et datacenters. La transformation numérique n’est en effet complète que si elle touche tout le monde dans les organisations et dans la société. Le gouvernement promet donc de renforcer la sensibilisation à l’IA auprès du grand public, grâce à des « Cafés IA » et à des interventions dans les écoles et universités. L’objectif : toucher deux millions de Français d’ici à 2027. Dans le même temps, il s’agit de tripler le nombre de personnes formées chaque année à l’IA pour passer de 40 000 à 100 000.  

 

Des engagements et financements flous

 

Ces engagements sont encourageants, mais ils demeurent flous. La question du financement est cruciale : on parle de plusieurs milliards pour l’essor des supercalculateurs et des centres de données, sans disposer du même niveau de détail sur les budgets alloués aux formations. Or, le risque est de voir émerger un écart grandissant entre des outils technologiques de pointe et un public insuffisamment formé.  

Par ailleurs, former largement à l’IA, ce n’est pas seulement développer des compétences d’ingénieurs ou de data scientists : il s’agit aussi d’acculturer l’ensemble de la population, pour que chacun puisse maîtriser et comprendre les usages de l’IA au quotidien. C’est un chantier colossal qui devrait mobiliser les acteurs de terrain, entreprises, associations et organismes de formation.

Le Sommet a également mis en avant le rôle de femmes dirigeantes dans l’IA, de spécialistes venus d’Afrique ou d’Asie, dans une volonté d’inclure toutes les régions et de décloisonner ce secteur historiquement dominé par les hommes et quelques grands pôles technologiques. Néanmoins, la photographie actuelle de l’IA française reste peu flatteuse. On constate qu’à peine plus d’un quart des professionnels de l’IA en Europe sont des femmes et que de nombreuses start-up, pourtant fleuron de la French Tech (Mistral AI, H Company…), alignent des fondateurs masculins, sans pour autant publier de chiffres détaillés sur la diversité de leurs équipes.  

Investir massivement dans des programmes dédiés aux femmes et aux minorités apparaît donc essentiel si l’on veut éviter de reproduire en IA les inégalités qui existent déjà ailleurs. Au-delà des discours, il est urgent d’introduire des indicateurs de suivi et envisager de conditionner certaines aides publiques à la réalisation d’objectifs de mixité.

L’IA responsable sera le fruit de moyens financiers substantiels

 

Les Déclarations et Chartes adoptées au Sommet insistent sur la nécessité d’une IA au service du bien commun : respect des droits humains, sobriété écologique, justice sociale, transparence et ouverture des modèles. L’initiative de fonder Current AI, censée impulser la recherche et la coopération autour d’une IA durable, va dans le bon sens. Pour autant, ces engagements restent largement déclaratifs. On observe une absence d’outils concrets pour mesurer l’empreinte carbone des modèles, ou d’incitations à partager des infrastructures open source. De même, l’idée d’évaluer l’impact sur l’emploi et de former les salariés en amont demeure pour l’instant une promesse plus qu’une réalité.  

Si l’on veut véritablement mettre en œuvre le principe de « IA for good », il faut prévoir des mécanismes pour accompagner les associations et les acteurs de l’impact : des dispositifs existent côté Bpifrance et dans les régions pour aider les TPE-PME-ETI sur la data et l’IA mais rien pour les acteurs de l’ESS. Il faudrait également inclure la société civile dans la gouvernance du déploiement de l’IA. Une IA responsable n’émergera pas spontanément : elle résultera d’actions concertées et de moyens financiers substantiels.

Pour faire vivre les déclarations du Sommet, je propose de concentrer résolument une part conséquente des financements annoncés vers :  

– La formation et l’acculturation : soutenir l’effort de sensibilisation du grand public, renforcer les parcours d’acquisition de compétences IA, du niveau débutant au niveau expert, en s’appuyant sur des acteurs reconnus (écoles, associations, entreprises sociales) sans oublier le équipes salariée qui seront impactée par le déploiement de l’IA dans leurs secteurs et leurs métiers.

– La diversité et l’inclusion : instituer des seuils et des objectifs clairs en matière de parité et d’équité dans les entreprises et les organismes de formation, le tout assorti de rapports transparents et vérifiables. Miser sur des dispositifs de mentorat ou de bourses ciblées pour encourager la venue de profils variés.  

– L’IA soutenable et responsable : développer des indicateurs de performance qui tiennent compte de l’impact social et environnemental, afin que chacun puisse mesurer la cohérence entre les discours et la réalité des pratiques. 

 

A quoi bon construire des datacenters de pointe, si c’est pour reproduire des inégalités ?

 

Ces investissements doivent être rapides, massifs et bien encadrés. Ils sont le seul moyen d’éviter que l’IA se développe en creusant un écart entre quelques spécialistes en hypercroissance et une majorité de citoyens qui ne verrait pas la couleur de ces changements. Le Sommet pour l’Action sur l’IA a montré une volonté sincère d’orienter l’intelligence artificielle vers le bien commun. Pourtant, malgré des principes fondateurs et un enthousiasme réel, force est de constater que les actes ne suivent pas toujours.  

À quoi bon construire des datacenters de pointe si nous n’investissons pas équitablement dans la montée en compétence de la population ? La transformation numérique n’a de sens que si elle profite à tous et s’inscrit dans un cadre durable, éthique et inclusif. En tant que cofondateur de Simplon, je soutiens les initiatives visant à démocratiser l’IA et à la rendre responsable. Toutefois, l’acculturation, la formation et la diversité doivent devenir de réelles priorités budgétaires et politiques. Sans cela, les plus beaux discours resteront de simples déclarations d’intention, et l’IA, loin de tenir ses promesses, risque de reproduire des inégalités dont notre société se passerait bien.