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Ariane 6 : quel défi numérique pour la souveraineté spatiale européenne ?

©ESA - Photo -S Corvaja

Le lancement réussi d’Ariane 6 lors de son vol de qualification remonte le moral de l’Europe spatiale. Mais celle-ci omet de développer son infrastructure d’antennes aux sols, qui permet de télécharger souverainement les données satellites. Reportage.

Devant nous, deux rangées de chaises plus loin, dans la grande salle de l’Agence spatiale européenne (ESA) à Paris, une femme à la chevelure blonde dont nous ne voyons que le dos, se tient la tête à deux mains tandis que le compte à rebours démarre. Dès qu’Ariane 6 s’élance vers les cieux, elle lève les bras au ciel au même moment où la majorité de la salle applaudit. Cette scène se répètera à l’identique à chaque étape stratégique du lancement, comme l’allumage et l’extinction du moteur de l’étage principal Vulcain 2.1, la séparation des deux boosters et de la coiffe, la séparation de l’étage supérieur, premier et second allumage du moteur Vinci de l’étage supérieur et, enfin, lorsqu’un peu plus d’une heure après le décollage, la première série de satellites embarqués sur Ariane 6 a quitté l’étage supérieur de la fusée pour rejoindre une orbite à 600 km de la Terre. 

Un peu plus d’une chance sur deux de réussite

Le pari était loin d’être gagné : un peu plus d’une chance sur deux. Car le taux de réussite des premiers essais d’un nouveau lanceur, quel qu’il soit, n’atteint péniblement que 53 %. C’est donc un vrai succès auquel nous avons assisté le mardi 9 juillet. Même s’il n’a pas été total puisqu’une anomalie s’est déroulée 1h14 après le décollage du nouveau lanceur. Il s’agit d’un équipement dénommé APU (Auxiliary Power Unit), qui est un moteur auxiliaire distinct des autres systèmes propulsifs de la fusée. « L’APU a été rallumé, mais s’est arrêté après quelques secondes, explique-t-on à l’ESA. C’est un mécanisme automatique qui se déclenche lorsque qu’un seuil de sécurité est atteint. » Les raisons de ce ratage restent inconnues à l’heure où nous écrivons.

Néanmoins, malgré cet échec en fin de mission, les commentateurs saluent le lancement comme une réussite et l’Europe qui ne possédait plus de lanceurs depuis l’arrêt d’Ariane 5, retrouve le chemin de l’espace et sa souveraineté spatiale avec.

Ariane 6 se veut, elle, polyvalente, capable de lancer en orbite basse ou géostationnaire. La fusée est conçue pour être flexible, afin de lancer une large gamme de charges utiles de satellites, des grands satellites traditionnels aux constellations plus petites et plus complexes. Cela est possible grâce à l’étage supérieur réallumable quatre fois, équipé d’un moteur Vinci et de ce fameux groupe auxiliaire de propulsion (APU). En outre, un étage de lancement et plusieurs types de plates-formes de charge utile et de déploiement seront disponibles pour répondre aux exigences spécifiques des services de lancement, y compris les missions multiples sur différentes orbites.

Une fusée polyvalente

Ariane 6 répond à tous les besoins institutionnels européens, y compris les missions pour des applications telles que l’observation de la Terre et la surveillance du climat (par exemple Copernicus), la météorologie, les systèmes de positionnement, de navigation et de datation par satellite (par exemple Galileo), la communication par satellite, ainsi que les missions d’exploration et les missions scientifiques. « Ariane 6 est particulièrement bien adaptée pour servir le marché en pleine croissance des constellations de satellites en orbite basse, par opposition au marché en déclin des télécommunications en orbite géostationnaire, qui était le cœur de métier d’Ariane 5 », dit-on à l’ESA. Arianespace a d’ailleurs déjà vendu une trentaine de contrats de services de lancement, dont la plus grande partie est commerciale.

Nombre de technologies spatiales sont aujourd’hui soutenues par le numérique, il en va de même pour Ariane 6, par exemple ses ordinateurs de vol, sa télémétrie, ses communications, ses processus de fabrication, ses procédures opérationnelles, etc.

Ariane 6 embarque aussi le LIFI, cette technologie de communication, vieille d’une dizaine d’années et qui utilise la lumière pour transmettre ses données. Son grand avantage est qu’elle ne nécessite ni câble, ni équipement volumineux, diminuant d’autant le poids de la fusée. Car il faut savoir que chaque kilo mis en orbite coûte environ 50 kg de carburant.

Le défi de la maîtrise des données spatiales

Alors, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes pour Ariane ? Pas tout à fait. L’espace, ce n’est pas que les lanceurs et les satellites, ce sont aussi les données. Et de ce point de vue, l’Europe se montre une nouvelle fois désolante. Passe que nos données atterrissent dans les clouds d’entreprises non européennes, la plupart du temps, les Gafam, nous en avons l’habitude. Mais avoir négligé les antennes des stations au sol, comme le souligne Pierre Bertrand, CEO fondateur de Skynopy, une start-up spatiale, s’avère problématique. Ces stations sont essentielles pour assurer la communication et la connectivité avec les satellites. Pierre Bertrand considère en effet que « les stations au sol sont le parent pauvre de l’espace européen. Comme pour le paradoxe de la fibre optique, il nous manque le dernier kilomètre. Ces données européennes générées par les satellites redescendent soit de manière patrimoniale sur une des antennes en fonction que nous possédons, c’est le cas pour les communications militaires, soit redescendent sur des stations qui échappent à notre infrastructure. »

L’infrastructure des données, ce sont à la fois des antennes et du cloud. « Et là, les Gafam ont la même stratégie que pour les câbles sous-marins de communications : s’il maîtrise l’infrastructure, ils savent qu’ils ont accès aux données », précise le CEO de Skynopy

Encore un trou dans la raquette

Et notamment celles de l’observation de la Terre, comme le monitoring du changement climatique, l’agriculture de précision, la défense, le traçage d’actifs… « Ces données sont visibles, hyperspectrales, comme la fuite de méthane dans les pipelines, par exemple, que l’on découvre grâce à des concentrations de CO2 très élevées, et sont de l’ordre de l’infrarouge, par exemple, la détection d’incendie. Donc les données générées sont essentiellement des images, mais également dans une moindre mesure, des données télémétriques sur le bon fonctionnement des satellites.

« En sus des données sur l’observation de la Terre, on trouve donc celles issues des services en orbite, dans lesquels les investisseurs investissent massivement, notamment aux Etats-Unis », selon Pierre Bertrand. Il s’agit de la construction en orbite, du refueling (ravitaillement en carburant), du docking (un satellite qui se connecte à un autre satellite pour s’arrimer) …

Le troisième type de données concerne les télécoms, par exemple, les constellations pour l’internet des objets ou la détection par radiofréquence.

« Pour toutes ces données, nous nous apercevrons bientôt que nous avons un trou dans la raquette, comme nous l’avons eu avec les acteurs du cloud, prévient Pierre Bertrand. Si nous n’avons pas réussi à faire émerger un champion européen du cloud, n’attendons pas avant d’investir cette technologie stratégique des antennes de stations au sol », continue-t-il.

Avec les satellites géostationnaires, une antenne au sol est suffisante pour télécharger les données. Il n’y a pas besoin à cette orbite de maillage de réseaux. Mais avec le développement des satellites en orbite basse, une unique antenne ne suffit pas et il est nécessaire de posséder un réseau d’antennes. « Et ça, l’Europe a oublié de les construire en nombre suffisant, ce qui vient ternir sa souveraineté spatiale retrouvée.

Crédit photo : ©ESA

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