Depuis 2013 avec l’annonce de la “Belt and Road Initiative” par Xi Jinping, la Chine souhaite réinvestir les grands axes qui connectent par voie terrestre et maritime l’Asie et l’Europe. Mais à l’ère du numérique et des villes connectées, les voies imaginées par le Parti Communiste Chinois sont également bien plus invisibles et jouent sur la dépendance de pays souhaitant accéder plus rapidement à des infrastructures autant physiques que digitales. Focus sur ces nouvelles routes de la soie qui permettent à la Chine d’étendre progressivement sa sphère d’influence.
« Dans le siècle qui vient, la liberté se répandra par le biais du téléphone portable et d’Internet, prononçait Bill Clinton le 9 mars 2000 dans un discours à l’université John-Hopkins. Nous savons à quel point Internet a changé l’Amérique […] Imaginez à quel point cela va changer la Chine. Or il ne fait aucun doute que la Chine va essayer de contrôler Internet. Eh bien bonne chance ! »
Vingt ans plus tard, ces mots résonnent dans le vide et traduisent la naïveté de l’Occident vis-à-vis des ambitions chinoises. En 2013, lorsque Xi Jinping prend la tête du Parti, celui-ci souhaite réinvestir les routes historiques de la soie pour redynamiser les grands axes maritimes et ferroviaires qui relient la Chine et l’Europe, en passant par le Kazakhstan, la Russie, la Biélorussie, la Pologne, l’Allemagne, la France et le Royaume-Uni.
Depuis le lancement de la Belt and Road Initiative, la Chine a investi plus de 450 milliards de dollars au sein de 140 pays en Asie, en Europe, en Amérique du Sud et en Afrique. Le procédé est souvent le même : de l’argent est prêté pour la construction de chemins de fer, de routes, d’usines ou de ports en échange d’une implantation d’entreprises chinoises dans ces mêmes régions.
Un plan Marshall chinois
Derrière ce projet aux allures d’un plan Marshall version chinoise, une même ambition : multiplier les investissements à travers le monde pour étendre son influence et assurer la pérennité de sa propre économie. Mais au-delà du maritime et du terrestre, les nouvelles routes de la soie à l’ère du numérique s’articulent sur plusieurs terrains comme les réseaux de télécommunication, les câbles sous-marins ou encore les satellites. Une « Digital Silk Road » donc.
Les fils tracés entre les différentes régions du monde sont de moins en moins visibles. Mais ils n’en sont pas moins stratégiques. Pour la Chine, son grand projet de connexion du monde est présenté comme un élan de solidarité qui garantit un meilleur accès à Internet aux populations des villes tout le long de la route de la soie. Son objectif est de développer des infrastructures de villes intelligentes comme relais d’un réseau complexe et source de données précieuses.
Les coopérations menées avec le reste du monde se diversifient dans plusieurs secteurs comme l’énergie, les télécommunications, les parcs industriels, voire les projets touristiques, douaniers et juridiques. Certains considèrent qu’il ne s’agit plus d’une simple coopération commerciale mais bien d’une diffusion plus intense de normes propres à la vision du monde défendue par la Chine.
Du point de vue des États-Unis, il y a un risque que la Chine assoit dangereusement sa domination sur Internet. Les 12 et 13 mai 2022, Joe Biden a convié les dirigeants de l’Asie du Sud-Est pour les convaincre de l’engagement des Etats-Unis à leur encontre. « La centralité de l’ASEAN est le cœur même de la stratégie de mon administration dans la poursuite de l’avenir que nous voulons tous voir, a-t-il déclaré. Et je le pense sincèrement ».
La bataille pour conquérir les autoroutes de l’information se joue dans un premier temps dans les fonds océaniques. En effet, on oublie trop souvent qu’Internet repose essentiellement sur des câbles sous-marins et la Chine est le pays le plus actif pour tisser sa Toile. Un des projets les plus emblématiques reste le câble Peace qui est entièrement financé par la Chine et projette de relier le Pakistan à l’Europe, en passant par le Kenya puis Marseille – tout en contournant l’Inde, sa grande rivale.
Face à son avancée spectaculaire dans les fonds marins, les Etats-Unis ont souhaité en décembre dernier doubler la Chine dans son projet d’offrir un accès Internet à plusieurs Micro-États insulaires dans le Pacifique comme Kiribati ou Nauru. Ce projet stratégique a été mené conjointement par les Etats-Unis, l’Australie et le Japon, notamment pour éviter que Taïwan ne se retrouve enclavée.
Adrien Mugnier, directeur de l’Observatoire Français des Nouvelles Routes de la Soie, ajoute également les monnaies numériques et les caméras de surveillance – donc la reconnaissance faciale – dans son analyse. « Le fait est que les pays émergents sont très demandeurs de développement technologique et la Chine est la seule à y répondre aussi rapidement, explique-t-il. L’Europe va devoir combler son retard et il va falloir investir dans tous les domaines. »
Ce dernier fait référence aux projets d’envergure en cours en matière spatiale en Ethiopie, en Thaïlande ou encore au Cambodge. La question de l’emprise de la Chine sur ces régions doit être abordée sérieusement car les normes technologiques en jeu ont à l’avenir une chance d’entrer en confrontation avec les nôtres.
Cette géopolitique d’un nouveau genre s’invite aussi dans le développement de la 5G, des data centers et des satellites. En clair, tous les réseaux qui transitent les données sont devenus encore plus stratégiques que les voies terrestres et maritimes.
Une géopolitique d’influence à grande échelle
La Chine étend progressivement son influence sans même que nous puissions en définir clairement les contours. Les nouvelles routes de la soie se développent à marche forcée en Asie intermédiaire mais aussi en Afrique et en Amérique du Sud. La montée en puissance de l’application mobile Tik Tok n’est pas non plus anodine car elle a su s’imbriquer durablement dans le quotidien des jeunesses américaine et européenne.
Pour Jonathan Hillman, chercheur au programme économique du CSIS et directeur du projet Reconnecting Asia, ce serait une erreur de considérer que la course technologique se joue uniquement sur le territoire européen – ou américain. Au sein de son ouvrage intitulé « La route de la soie numérique : la quête de la Chine pour câbler le monde et gagner l’avenir », ce dernier appelle les États-Unis et ses alliés (occidentaux) à s’intéresser sérieusement au développement fulgurant de la Chine dans les pays émergents.
En réalité, alors que plus de 50% de l’humanité ne dispose pas encore d’accès à Internet, la Chine se propose d’en offrir un accès à bas coût. Une mission d’aide au développement qui rejoint les grands principes défendus par les fondateurs du net et l’idéal libertarien d’émancipation des populations isolées. Mais pour Jonathan Hillman, « le pendule est allé trop loin dans la direction opposée. » Autrement dit, la connexion du monde imaginée par la Chine pourrait annoncer une ère de la surveillance généralisée.
« Je ne pense pas que la Chine ait pour objectif de venir en confrontation frontale avec l’Occident mais il s’avère que l’Europe est toujours au cœur du terrain de la guerre technologique qui se joue à l’échelle globale, ajoute Adrien Mugnier. Nous devons nous intéresser notamment à l’Afrique, d’autant plus que ce continent est interdépendant au nôtre, que cela soit du point de vue démographique et économique. »
Pas de confrontation frontale donc, mais la pieuvre chinoise continue d’étendre son emprise et rend de plus en plus de pays en voie développement dépendants. Au-delà du développement à grande échelle de projets d’infrastructures de transport ou de communication, il est ici question de véhiculer bien plus que des marchandises. À travers ses programmes “Made in China 2025” et “China Standards 2035”, la Chine affiche une volonté d’imposer progressivement sa vision du monde.
Et en interne, force est de constater que le Parti communiste chinois s’efforce de tenir en laisse ses propres géants technologiques ; en témoigne la disparition inédite du multimilliardaire Jack Ma, fondateur d’Alibaba à la fin de l’année 2020. Le 13 juillet 2021 à Pékin, 33 entreprises technologiques chinoises comme Alibaba, Tencent, Baidu, ByteDance, Huawei ou encore JD.com, ont été tenues de signer un accord de respect des lois antitrust chinoises, si elles souhaitaient continuer de prospérer sur le marché intérieur.
Pour certains analystes, l’Europe et ses alliés devraient se positionner en tant que contre-pouvoir dans cette course technologique, au même titre que les géants de la tech. En attendant, si la Chine parvient à imposer ses normes au niveau global, la marge de manœuvre de la Tech occidentale deviendra limitée.