En se projetant en 2035, notre chroniqueuse Diane Rambaldini s’interroge sur l’évolution des pratiques de recrutement qui consistent à analyser le profil sur les réseaux sociaux d’un candidat. Que dit la loi et comment s’assurer de l’image que l’on renvoie, au-delà de son CV ?
(…. En plein déjeuner de famille… en juin 2035)
J’écoute d’une oreille distraite (non appareillée, malgré mon âge..) les multiples conversations très animées autour de la table. ça me coûte une fortune, songe-je, mais ce programme de renouvellement cellulaire est vraiment la meilleure décision que j’ai prise !
C’est alors que mon petit cousin, me sort brutalement de ma béatitude. Il lance à l’assistance en se levant, tel un diable sortant de sa boîte « Je vous abandonne ! j’ai mon entretien d’embauche »
Puis, il monte quatre à quatre les escaliers et attrape au vol ses Quest*. RDV dans le métavers avec une recruteuse !
En le suivant des yeux, je réalise combien il a grandi le militant écologiste. Conviction peu étonnante quand on pense que son père l’a traîné sur tous les glaciers possibles dès qu’il en a eu les capacités physiques.
(45 minutes plus tard…)
Un pas lourd et lent descend l’escalier avant d’en dévaler les dernières marches… je crois entendre les trois coups de brigadier sur la scène d’un théâtre.
Alors que je m’active dans la cuisine, revoilà l’enfant prodige sourcil circonflexe. Car en plus de défendre la planète, il s’est révélé, contre toute attente, plutôt brillant dans ses études le loustic…
Je me risque :
– « Mal passé ? »
D’un air bougon et perplexe, la tête basse et les mains dans les poches, il me répond :
– « Bonne question ! Pour les compétences, c’est crème, mais, je crois que règne un sérieux conflit de valeurs avec la recruteuse »
– « Rien que ça ? »
– « Oh Oui ! S’étrangle t-il. « Madame n’a semble t-il pas apprécié mes convictions. En plus d’avoir été obligé pendant une heure de supporter son avatar, je te jure.. on aurait dit un Dark Vador sorti tout droit de l’imaginaire de Basquiat, il a fallu que je supporte ses récriminations sur ma vie en ligne ! Elle m’a dit que je devais me calmer sur les photos, que mes positions pouvaient potentiellement être gênantes pour l’entreprise ! »
– « Attends je ne te suis pas. En quoi combattre la fonte de glaciers pose problème à cette entreprise ? » Je suis interloquée.
– « Justement ! Elle m’a dit que mon job en ingénierie assurantielle, les savants calculs du risque que je suis censé mener sont incompatibles avec mes « exploits ». Et pour reprendre ces termes, monter sur des glaciers préfigure chez moi d’une prise de risque continuelle voire addictive ce qui est contrariant.
– « Ahahhaha ! C’est une vaste blague. Mais depuis combien de temps une telle pratique est autorisée ?! Depuis combien de temps les recruteurs peuvent scruter les centres d’intérêts sur les réseaux sociaux ? Elle a carrément dépassé la ligne rouge. Elle n’avait pas le droit de rechercher des infos personnelles sur toi.
– « Font tous ça… » grommelle t-il en ingérant le dernier bout de tarte que je lui avais laissé… avant de reprendre « J’ai répondu à une annonce la semaine dernière qui exigeait de renseigner toutes les url de ses comptes de réseaux sociaux »
– « Mais où sont passés le droit et l’éthique ?! C’est consternant… En même temps… voilà ce qui arrive quand on sert nos vies sur un plateau à une « oligarchie-tech »… ça dérape.
Si on peut s’interroger sur le visage qu’auront le droit comme l’éthique en 2035, si on peut se demander si les recruteurs jouiront d’une liberté à « stalker* » sans vergogne les candidats et ce, dans une certaine approbation générale, tant nos sociétés seront biberonnées à la surveillance et au traquage continuels, qu’en est-il aujourd’hui ?
Recruter c’est respecter un principe de non-discrimination. C’est la loi.
En France, tout au moins, et encore en 2023, le recrutement est régi par des règles strictes, et notamment l’article L1132-1 du Code du travail :
« Aucune personne ne peut être écartée d’une procédure de recrutement, […] en raison de son origine, de son sexe, de ses mœurs, de son orientation sexuelle, de son identité de genre, de son âge, de sa situation de famille ou de sa grossesse, de ses caractéristiques génétiques, de la particulière vulnérabilité résultant de sa situation économique, apparente ou connue de son auteur, de son appartenance ou de sa non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation ou une prétendue race, de ses opinions politiques, de ses activités syndicales ou mutualistes, de son exercice d’un mandat électif, de ses convictions religieuses, de son apparence physique, de son nom de famille, de son lieu de résidence ou de sa domiciliation bancaire, ou en raison de son état de santé, de sa perte d’autonomie ou de son handicap, de sa capacité à s’exprimer dans une langue autre que le français, et depuis la loi du 21 mars 2022, de sa qualité de lanceur d’alerte, de facilitateur ou de personne en lien avec un lanceur d’alerte. »
A lire aussi : Pour bien recruter, commençons par écouter…
En somme, de la même façon qu’un recruteur doit s’interdire en entretien d’embauche d’aborder par exemple l’âge du candidat, ses opinions personnelles ou encore le nombre de ses enfants, quand bien même ce serait à l’occasion d’une conversation amicale, il en va de même dans ce qui anime sa sélection de début ou sa short-list. Rechercher sciemment des infos privées sur les réseaux sociaux, est prohibé.
À la question également « un recruteur peut-il rechercher des infos sur moi sur Internet ? » la CNIL répond, par l’affirmative, si l’employeur recherche des informations sur des sites de recrutement pour lesquels il achète des accès tels Monster, APEC , Cadremploi. La recherche est loyale puisqu’en s’y inscrivant, le candidat donne son accord à cette fin et en est informé. Par l’affirmative encore, s’il recherche des informations sur des réseaux sociaux professionnels comme LinkedIn, Viadeo, Doyoubuzz, et autres car l’objectif professionnel y est clairement identifié et qu’aucune information privée est censée y être revendiquée. Faut-il pour autant maîtriser les données qu’on y diffuse. En revanche, la CNIL exclut toute possibilité de recherche des informations sur des réseaux sociaux personnels (Facebook, Copains d’avant, Twitter), des forums ou encore en tapant un nom sur Google, amenant inévitablement à de nombreuses informations relatives à la vie privée.
Doit-on pour autant être naïf devant une pratique qui s’installe ?
Selon une enquête réalisée par l’Ifop, les discriminations durant le processus de recrutement sont passées de 12% en 2001 à 21% en 2021, avec une hausse constante.
Et sur la consultation des réseaux sociaux ?
C’est sans appel ! Alors qu’aujourd’hui près de 85% des internautes ont des comptes sur les réseaux sociaux, les études vont toutes dans le même sens, même si les questions ne sont pas posées toujours de la même façon.
« Googliser » un candidat est une habitude qui s’ancre dans les pratiques : 85% des responsables RH le font systématiquement, souvent, ou parfois. L’objectif déclaré de telles recherches en ligne est d’abord de vérifier les informations figurant sur le CV (73%), ou concernant sa personnalité et ses centres d’intérêt (50%).
Cette enquête de Régionsjob de 2017 est confirmée par celle de Skynova de 2021 nous informant que 62% des responsables de recrutement vérifient toujours ou souvent les profils de réseaux sociaux d’un candidat.
La principale leçon, est que même de bonne foi, même en tenant à respecter l’éthique et la vie privée de chacun, la frontière est mince pour un recruteur entre rechercher des informations à dimension « professionnelle » et la consultation de données privées, et ça, c’est bien à l’internaute qu’il revient d’y veiller.
Travailler sa « bankable » attitude
Quitte à traîner une empreinte numérique autant s’en servir, non ?
Si on part du principe que les recruteurs ont succombé à la tentation de la curiosité facile qu’offre les réseaux sociaux, ce n’est pas les aider que d’avoir un compte Facebook, Instagram ou TikTok ouvert à tous. Même sans le vouloir initialement, un potentiel recruteur peut s’aventurer sur un profil qui s’offre à lui et essayer de déterminer quel type de personne le candidat est.
De ce fait, quelques précautions d’usage sont à prendre :
- Penser à mettre ses comptes personnels en statut privé et maîtriser sa liste d’amis. Comme le recommande également la CNIL, éviter d’inscrire des informations sensibles ou discriminantes, et être vigilant sur les tags.
- Soigner son image sur les réseaux professionnels et personnels : télécharger une photo de profil relativement neutre et non sujet aux polémiques. Il n’y a rien de répréhensible à faire la fête, et pourtant on évitera la photo, un verre à la main, hilare, vautré dans un canapé.
- Bien mettre en avant ses compétences et ses expériences professionnelles sur LinkedIn,
- Faire en sorte que son compte LinkedIn soit présentable, professionnel, tenu à jour, vos posts et commentaires bien rédigés sans faute.
À côté de ces réflexes de bon sens, j’irais plus loin. Certains internautes, encore jeunes, ont une très forte empreinte numérique. En garder le contrôle passe par établir une stratégie de communication. Sans cela, la masse informationnelle peut les dépasser et façonner une réputation qui non seulement peut être erronée ou ne pas être celle qu’ils souhaitent mettre en avant. Même les plus discrets ont une empreinte numérique qu’il convient d’apprendre à maîtriser, ce qui est d’autant plus stratégique en recherche d’emploi.
Ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit. Le conseil ici n’est pas de trafiquer qui on est, de baratiner, de se faire passer pour ce qu’on n’est pas, mais bien de contrôler la façon dont on se reflète sur Internet ce qui est une chose bien différente. Cela passe par faire une claire distinction, du moins sur les réseaux sociaux, entre sa vie professionnelle et personnelle, de contrôler les images postées par soi ou les autres et si besoin est d’exercer ses droits sur son image et toutes ses données à caractère personnel, d’avoir un speech bien rodé sur ses aspirations professionnelles, de choisir ce qu’on veut mettre en avant professionnellement ou au contraire, ce qu’on ne veut pas mettre en avant en raison d’une incohérence avec l’emploi recherché, de ne pas réagir trop vite sur les réseaux sociaux, de ne jamais oublier que chaque action sur Internet est comme une tâche indélébile numérique, et donc de ne pas s’emporter sans y réfléchir, de promouvoir ses succès et ses échecs en y précisant les leçons tirées, ou encore de veiller à ne pas donner l’image de quelqu’un connecté en permanence sauf à y avoir un intérêt professionnel avéré.
Un jour peut-être la décentralisation de l’Internet s’amorcera et cette épée de Damoclès consistant en une trop grande facilité à mettre la main sur ce qui identifie une personne disparaitra, mais en attendant ce Web 3.0, la vigilance est de mise autant de la part des candidats que de la part des recruteurs.
Pendant ce temps-là, en 2035, le militant écologiste a accepté un poste chez un autre assureur qui, lui, a aimé son goût du risque, qui, lui, aussi a regardé ses posts personnels…
[1] Quest : Lunettes de réalité augmentée notamment pour se rendre dans un Métavers. [2] Stalker : Terme anglais / Surveiller la vie de quelqu’un sur Internet. [3] Recommandation de lecture : « Web 3, la nouvelle guerre digitale » de Caroline Faillet