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[Edito] Remporter la bataille de la productivité va demander un big bang des investissements numériques

Pour relever son « défi existentiel », l’Europe va devoir mettre de côté ses vieux réflexes. Le rapport* de Mario Draghi, ancien patron de la Banque centrale européenne et ex-Premier ministre italien, était attendu depuis des semaines comme l’un des documents stratégiques les plus marquants pour orienter l’avenir économique et social de l’Union européenne. En insistant la semaine dernière sur la criticité de la situation en termes de compétitivité et de productivité pour les entreprises, « Super Mario » n’a pas hésité à mettre les pieds dans le plat.

« Aujourd’hui plus que jamais, nous devons nous appuyer sur la productivité, mais celle-ci est faible, très faible », a-t-il épinglé. Au-delà de revenir sur un contexte géopolitique incertain et une atonie de la croissance économique mondiale, le rapport pointe directement la faiblesse européenne vis-à-vis du numérique, du fait d’une « structure industrielle statique » qui nuit aux investissements et donc à l’innovation. En la matière, l’ancien patron de la BCE appelle au contraire à un effort concerté de tous les États membres pour atteindre une franche augmentation du taux d’investissement total de l’Union, avec un objectif de 5 % du PIB. Soit plus de 800 milliards d’euros par an. Du jamais vu.

Bien entendu, de nombreux pays ont déjà mis en œuvre des stratégies avec l’espoir de doper leur innovation numérique. Le message de Draghi insiste sur la coordination collective et le « passage à l’échelle » européenne. Il faut dire que le décrochage de la productivité du Vieux Continent depuis 20 ans est maintenant dûment documenté et analysé. C’est aussi ce qui rend d’autant plus délicate la question du développement actuel de l’intelligence artificielle dans les entreprises.

En effet, le constat est sans appel. Depuis 2004, la croissance de la productivité (que l’on mesure en ramenant la production au nombre d’heures de travail) a doublé aux États-Unis par rapport à la zone euro. La pandémie n’a rien arrangé : depuis la crise, la productivité a légèrement reflué en Europe alors qu’elle a augmenté de 6 % outre-Atlantique (production horaire « non agricole »).

Dans une tribune publiée par Le Monde au printemps, le professeur d’économie et de science politique de l’université de Berkeley, Barry Eichengreen, ne manquait d’ailleurs pas de faire le parallèle avec le fait que les champions du numérique de ces deux dernières décennies étaient américains. « Les entreprises américaines ont en fait été plus rapides à capitaliser sur les technologies numériques : la surperformance américaine dans les secteurs de la production et de l’utilisation d’ordinateurs a été plus prononcée dans la décennie qui a précédé la crise financière mondiale (de 2008, NDLR) que dans la période qui a suivi ». Et de noter ainsi que les effets liés à l’IA, eux, ne se sont pas encore fait sentir. Autrement dit, le décrochage de productivité européen que nous constatons aujourd’hui n’est (en partie) lié qu’aux premières vagues de la digitalisation, qui remontent déjà à plusieurs années.

Dans ce cadre, l’observation du boom de l’IA générative de ces derniers mois au sein des grandes organisations est révélatrice. Les promesses de celle-ci l’ont notamment été sur le thème de la productivité, entraînant des attentes élevées et (souvent) des déceptions marquées. Si les dépenses atteignent des niveaux records, l’effet de reflux s’annonce marqué, les entreprises souffrant de la difficulté à atteindre les gains promis facilement. Dans leur dernier rapport de Prévisions 2025 sur l’IA et l’IT, les analystes de Forrester préviennent : « La plupart des entreprises obnubilées par le retour sur investissement de l’IA réduiront prématurément leurs investissements. L’impatience face au retour sur investissement de l’IA pourrait inciter les entreprises à réduire prématurément leurs investissements, ce qui deviendrait un désavantage à long terme ».

Un point qui avait déjà été soulevé par Barry Eichengreen au printemps : « En fait, la capitalisation sur les nouvelles technologies radicales exige des entreprises qu’elles réorganisent leur façon de faire des affaires – un processus par essais et erreurs qui prend du temps et peut même faire chuter la productivité avant de l’augmenter, phénomène que les économistes appellent la « courbe en J de la productivité » », détaillait-il dans sa tribune.

En filigrane, le risque de ce coup de froid sur l’enthousiasme pour l’IA est bien de rendre plus difficile la feuille de route dressée par Mario Draghi. Le numérique nous a habitués à des gains rapides et à « l’effet wahou », mais il demande aussi de la constance dans les investissements, dont les résultats réels et consolidés à l’échelle de la plaque continentale ne se verront que dans plusieurs années. Un temps long qui met l’effort collectif malheureusement à la merci des aléas politiques. Et l’Europe n’est pas avare de ceux-ci ces derniers mois.

*L’intégralité du rapport Draghi est consultable sur le site du média d’analyse géopolitique Le Grand Continent, en deux parties : Stratégie de compétitivité ; Analyse et recommandations.

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