Les nouveaux textes de la Commission européenne sur la régulation des marchés et services en ligne (Digital Services and Markets Acts) ont vocation à devenir un cadre de référence pour les plateformes. Alliancy s’est entretenu avec Benjamin Moutte, directeur des Affaires juridiques et publiques chez Rakuten France, pour mesurer l’impact de ce nouveau cadre réglementaire sur leurs activités en France et mieux comprendre l’ancrage du groupe japonais dans l’Hexagone.
Alliancy. Quel est votre rôle chez Rakuten France ? Quel lien entretenez-vous avec la maison-mère ?
Benjamin Moutte. Je suis directeur des Affaires juridiques et publiques de Rakuten France, qui exploite notamment la plateforme éponyme. Mon rôle est de m’assurer que l’ensemble des activités de la marketplace soient conduites en conformité avec le cadre réglementaire et légal qui leur est applicable et je suis également en charge des aspects institutionnels. Rakuten France est une filiale française qui bénéficie d’une grande autonomie, peu fréquente chez d’autres filiales de groupes internationaux similaires.
Quel impact ont les textes Digital Markets Act (DMA) et Digital Services Act (DSA) sur votre activité ? Est-ce vécu comme une contrainte ?
Benjamin Moutte. Il est encore difficile de jauger leur impact car le DMA et le DSA ne sont toujours pas adoptés. Ces textes sont susceptibles d’évoluer à la rentrée, notamment sous l’impulsion du Parlement européen, mais nous avons tout de même quelques certitudes sur leur contenu. Il faudra encore attendre pour mesurer les réelles implications opérationnelles, qui risquent d’être vertigineuses.
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Le DSA prévoit certes un certain nombre de règles que nous avions déjà mis en place, mais c’est marginal et le reste est susceptible de supposer un travail absolument énorme, avec des contraintes de nature à remettre en cause notre modèle.. Nous sommes donc dans une attitude de circonspection et n’attendrons pas la veille de l’entrée en vigueur pour réagir. Une fois que les textes seront stabilisés, nous allons progressivement déterminer les aspects techniques et organisationnels sur lesquels nous devrons nous mobiliser pour être conformes.
Il est vrai que le RGPD a mis en difficulté beaucoup d’acteurs de manière assez étonnante : certains ont découvert la réglementation en matière de données personnelles, alors qu’elle existait déjà, notamment à travers la Loi Informatique et Libertés. Même si certains acteurs non préparés ont vécu le RGPD comme un bouleversement total, ce n’était pas le cas pour nous et en toute hypothèse la situation sera bien différente avec le DMA et le DSA. Avec ces nouveaux textes, l’urgence est beaucoup moins ressentie que pour le RGPD. La plupart des acteurs sont généralement peu concernés et ce sont surtout des grands groupes comme le nôtre qui suivent de près leur évolution.
Le DMA introduit la notion de « gatekeeper », êtes-vous concerné ?
Benjamin Moutte. En l’état, nous ne considérons pas remplir tous les critères pour être qualifiés de “gatekeeper”. Tout simplement parce que nous n’avons pas la même empreinte en Europe que d’autres gros acteurs. Mais ces critères peuvent évoluer et éventuellement s’étendre dans les prochaines années. Face à cette incertitude réglementaire, il faut arriver à se projeter. Le critère des “45 millions d’utilisateurs mensuels” par exemple n’est pas très clair, car tout dépend de ce que la Commission appelle “utilisateur”. Je pense de toute manière que nous n’entrerons pas dans ce cadre.
Je travaille sur les questions juridiques liées à la tech et au e-commerce depuis une quinzaine d’années et je suis bien placé pour affirmer que les réglementations applicables – directement ou indirectement aux acteurs de l’e-commerce – se sont fortement renforcées au cours de la dernière décennie. Nous avons presque affaire à un droit spécial pour les plateformes. Et d’autant plus en France où elles suscitent beaucoup d’inquiétudes de la part des pouvoirs publics, voire des médias. Malheureusement, ces derniers se focalisent trop souvent sur les acteurs dominants du marché.
Néanmoins, nous avons la chance en France de bénéficier d’un marché très concurrentiel dans le secteur du e-commerce. Où que l’on regarde, il existe généralement 2 ou 3 acteurs dominants par pays, alors qu’en France le marché est beaucoup plus fragmenté, avec des acteurs étrangers importants mais aussi des acteurs nationaux tels que Darty, la Fnac ou encore ManoMano. C’est probablement le résultat de la « mode » de la marketplace à laquelle de nombreux sites ont cédé autour de 2010. En peu de temps, tout le monde s’est mis à faire de l’intermédiation : c’est à la fois un climat concurrentiel très dur et aussi une chance à préserver tant pour les consommateurs que pour les vendeurs.
Est-ce que le cadre réglementaire en cours de formulation modifie votre positionnement vis-à-vis du marché européen ?
Benjamin Moutte. La mise en place du DSA est stratégique pour notre activité et pour tous les acteurs de l’intermédiation. Et c’est évidemment la responsabilité des contenus publiés sur les plateformes qui est en jeu. C’est un sujet d’actualité depuis la moitié des années 2000 et qui a été ravivé par plusieurs débats publics et judiciaires sur la question de la contrefaçon. Nous suivons ce sujet très attentivement car les conséquences peuvent être importantes et, en ce sens, un cadre européen et homogénéisé est souhaitable.
Mais il faut tout de même s’assurer de ne pas non plus sur-responsabiliser des acteurs comme nous, qui sommes déjà actifs pour que les marketplaces ne soient pas utilisées à des fins répréhensibles. Concernant le DSA et le DMA donc, il est important de formuler un cadre raisonnable qui ne rend pas les plateformes responsables de tout ce qui est présent sur leur site.
Est-ce que nous allons bénéficier du régime de responsabilité allégé pour les hébergeurs ? Est-ce que notre responsabilité sera quand même retenue si les contenus illicites sont retirés promptement ? Ce débat est intéressant car il ne concerne pas seulement les marketplaces mais bien toutes les plateformes en ligne au sens large. Et cela implique, entre autres, les questions de liberté d’expression, de modération et de filtrage de contenus.
Il y a un problème de fond : en tant qu’intermédiaire nous nous retrouvons entre le marteau et l’enclume, au centre d’intérêts qui ne sont pas forcément convergents. Nous devons donc prendre position au même titre que les grands réseaux sociaux qui décident si tel type de contenus doit être retiré. La différence pour nous c’est que l’illicéité d’un contenu est réputée définissable. Il y a d’ailleurs un cadre juridique existant, mais qui comporte encore quelques zones grises.
Est-ce qu’un contenu non illégal peut être retiré pour des raisons morales ? C’est le cas de certains ouvrages qui peuvent heurter la sensibilité d’utilisateurs. Est-ce que nous irons jusqu’à exclure des vendeurs qui fabriquent des produits non conformes à certains standards éthiques ? Ce n’est pas forcément notre objectif et c’est surtout difficile techniquement à réaliser. Aujourd’hui rien n’est figé sur la question et nous souhaitons rendre notre plateforme accessible au plus grand nombre de vendeurs.
On assiste depuis la crise à une « course à la digitalisation » des PME et TPE françaises dans laquelle s’affrontent notamment les Gafam… En faites-vous partie ?
Benjamin Moutte. C’est l’une de nos spécialités depuis un bon nombre d’années. Notre site a bien évolué sur le sujet : dans les années 2000 nous avons ouvert notre offre de mise en relation aux vendeurs professionnels et notre réseau compte aujourd’hui autour de 8 500 partenaires.
Nous nous considérons comme un acteur important dans la digitalisation des TPE et PME françaises et cela touche une typologie d’acteurs assez large : de l’auto-entrepreneur qui travaille chez lui à des plus grandes organisations. Nous leur proposons de vendre en ligne rapidement en touchant un grand nombre d’acteurs. L’accent a d’ailleurs été remis sur cet effort pendant le premier confinement afin d’aider les vendeurs à garder la tête hors de l’eau et à continuer à vendre.
L’année dernière, vous avez cessé vos activités en Allemagne et la France devient le seul pays où votre marketplace est présente en Europe. Comment expliquez-vous que la France reste le troisième marché de Rakuten au niveau mondial ?
Benjamin Moutte. Il faut un peu de contexte pour mieux répondre à cette question. En 2010, Rakuten rachète PriceMinister et en fait Rakuten France quelques années plus tard. C’est la deuxième acquisition dans le monde opérée par Rakuten et la France est logiquement devenue un pays stratégique pour le groupe. Cette importance accordée à la France est restée et Rakuten poursuit d’ailleurs quelques acquisitions : comme à Montpellier avec Rakuten DX (technologies et services créatifs pour développer des applications mobiles).
Le marché de l’e-commerce est ultra-concurrentiel et c’est pour nous un grand challenge de rester parmi les premiers. Il faut absolument progresser dans le temps et nous accentuons notre travail sur la digitalisation des PME car nous considérons être un des leaders de l’économie collaborative. Ne serait-ce parce que notre plateforme était spécialisée à l’origine sur les biens de seconde main.
Est-ce que la stratégie d’écosystème vous semble primordiale pour mieux s’implanter dans un pays ?
Benjamin Moutte. Chez nous, la notion d’écosystème est très importante et elle est même très ancrée dans la culture nippone. Pour le secteur des télécommunications par exemple, nous avons mis au point un schéma technique innovant au Japon qui est proposé en B2B au niveau mondial. Nous avons largement investi dans cette technologie et nous détenons une licence d’opérateur mobile pour la 4G et la 5G en Europe.
Pour mieux digitaliser le parcours client, Rakuten Mobile a décidé de s’appuyer sur l’expertise de Thales dans le domaine de la connectivité et de la gestion des SIM et des eSIM (cartes SIM embarquées). Nous nous basons donc sur cette logique d’ouverture pour nous développer, tout en nouant des partenariats locaux pour s’adapter aux spécificités régionales.
Le Japon est aussi très innovant sur les livraisons par drones et voitures autonomes. Nous ne sommes aujourd’hui plus en phase de tests et ces technologies sont tout à fait susceptibles d’être appliquées à d’autres pays comme la France, si les réglementations et caractéristiques territoriales s’y prêtent.
Sur le marché du cloud, on évoque souvent que les acteurs intermédiaires qui souhaitent concurrencer les géants technologiques doivent jouer sur la différenciation de leurs offres… Est-ce le cas aujourd’hui chez Rakuten vis-à-vis du mastodonte que représente Amazon dans l’e-commerce ?
Benjamin Moutte. Nous avons une approche radicalement différente en matière d’e-commerce parce que nous n’avons pas vocation à devenir un distributeur automatique mais à créer du lien entre les gens ; entre acheteurs et vendeurs. L’objectif est de créer une expérience d’achat et de vente, et non pas avec une logique de confrontation entre nos vendeurs. Nous faisons d’ailleurs partie des signataires de la charte e-commerce créée en 2019 par l’ancien secrétaire d’Etat chargé du Numérique Mounir Mahjoubi, qui visait à améliorer les relations entre les plateformes et les TPE-PME. C’est donc un vrai défi de préserver le lien humain dans notre activité, tout en restant soucieux du pays dans lequel nous opérons.