Bernard Lassus, le directeur du programme Linky revient sur les différents sujets qu’amène le déploiement de ce compteur communicant partout en France. De la controverse à l’apport pour les particuliers et l’industriel qu’il est, comme des opportunités qu’il ouvre pour les autres acteurs de l’écosystème et les collectivités territoriales.
| Cet article fait partie du dossier « Linky, le compteur de toutes les attentions »
Alliancy. Ces derniers mois, dans la presse, les opposants au compteur Linky se sont beaucoup exprimés, sur différents sujets. Quelle réponse leur apportez-vous ?
Bernard Lassus. Si je devais prioriser les difficultés, la vraie grande difficulté, c’est l’acceptabilité des évolutions technologiques, notamment sur le numérique, avec tout ce que cela peut représenter comme peurs. Pour autant, pour être très franc, lorsque nous avons lancé le déploiement de ce nouveau compteur [avant décembre 2015, Enedis changeait environ 1 million de compteurs par an sur un parc de 39 millions, contre 30 000 à 32 000 par jour en moyenne aujourd’hui, NDLR], nous avons été surpris par les réactions des élus dans certaines régions. Aussi, quand nous avons vu cela, nous avons procédé différemment en allant voir les différentes parties prenantes sur le terrain au minimum six à huit mois à l’avance.
[bctt tweet= » #Linky – Bernard Lassus (Enedis) « Nous allons devenir en quelque sorte le cerveau de la conduite du réseau. » » username= »alliancy_lemag »]Dans quel but ?
Bernard Lassus. Nous les interrogeons par exemple sur la manière dont elles voient les processus de concertation avec la population ; auparavant, nous serions arrivés uniquement avec des processus d’information. Nous arrêtons ensuite ensemble la façon de procéder. Cela peut aller des réunions publiques d’information à des permanences en mairie, des documents distribués dans les boîtes aux lettres des particuliers, des actions dans le cadre du service civique pour l’aide aux familles par exemple… Une fois en place, on en fait ensuite l’analyse et on ajuste si besoin le dispositif. C’est à nous de nous adapter en trouvant les voies et moyens pour se mettre en position de dialoguer et débattre.
Bernard Lassus. D’une part, c’est l’occasion pour lui de devenir un consomm’acteur dans l’énergie s’il le souhaite et, d’autre part, de lui apporter du confort de vie, que ce soit sur le dépannage, la relève, le changement de puissance… et le tout très rapidement, la veille pour le lendemain [contre 5 jours en moyenne pour une intervention auparavant, NDLR]. Jusqu’ici, nous avions 11 millions d’interventions par an sur le terrain. Demain, 70 % d’entre elles se feront à distance.
Ceci veut-t-il dire qu’en interne, vos métiers vont changer ?
Bernard Lassus. Globalement, nous passons d’un métier qui était plutôt sur l’analogique et l’électrotechnique aux métiers du digital au sens large. Il y a donc une reconversion de nos personnels. Il faut accompagner cette mutation par la formation, l’arrivée de nouvelles compétences autour de la donnée, des méthodes agiles de travail… La moitié environ des collaborateurs d’Enedis changeront de métier à terme*. Cela concerne les personnes qui interviennent au niveau de l’accueil client, des interventions sur le terrain, du système d’information (SI), de la protection des données… Nous avons par exemple recruté plus d’une trentaine de data scientists et data analysts. Toute cette chaîne communicante va devenir stratégique pour le groupe. Avant, le SI supportait l’activité. Aujourd’hui, il est l’une des composantes intrinsèques dans la performance opérationnelle du distributeur. Imaginez, nous nous engageons à fournir les données aux collectivités territoriales et aux particuliers… Et si, pour une raison ou une autre, nous n’y parvenons pas ou cela ne fonctionne pas, c’est impossible !
Bernard Lassus. Depuis 2011, Enedis a en effet engagé un programme impliquant une participation dans plus de 25 démonstrateurs en France et en Europe pour expérimenter de nouvelles solutions dans toutes leurs dimensions. Ce sont des phases préindustrielles qui sont conduites dans le cadre de consortiums qui mobilisent au total une centaine de partenaires à nos côtés, en lien étroit avec les territoires… Pour cela, nous avons créé plusieurs types de plates-formes de traitement des données afin que la collectivité territoriale concernée puisse, avec nous, concevoir une stratégie d’efficacité énergétique.
Ces projets peuvent concerner la création d’éco-quartiers [IssyGrid] ou de zones de développement, la mise en œuvre de solutions en aval du compteur [Smart Electric Lyon], mais également ouvrir en open data** des données qui vont permettre à la fois aux concessionnaires et au concédant de partager des données sur le réseau moyenne/basse tensions [Nice Grid, Smart Grid Vendée], ce qui permettra d’être beaucoup plus précis sur les investissements à réaliser pour augmenter l’efficacité du réseau électrique (long de 1,4 million de kilomètres).
Auriez-vous un exemple ?
Bernard Lassus. Vous avez un problème sur un câble dans une rue au bas d’un immeuble… Avant l’arrivée de Linky, on ouvrait une tranchée et on regardait les branchements… Aujourd’hui, avec les informations dont on dispose avec Linky, on voit où se situe le problème sans même avoir à creuser. Là, c’était simplement une question d’équilibrage de phase… C’est un gain de temps et d’argent, mais aussi de qualité de fourniture de l’énergie pour nos clients.
« Smart Electric Lyon » est un projet qui vise à développer des solutions en aval du compteur. De nombreux acteurs, très différents, travaillent sur ce sujet, lié à l’existence sur Linky de la « prise TIC ». Quelle est votre position sur ce sujet ?
Enedis développe, exploite, modernise et entretient 1,4 million de kilomètres de réseau électrique basse et moyenne tensions.
Bernard Lassus. Ce qui était intéressant justement à Lyon, c’est que les spécificités de cet ERL [émetteur radio local] ont été développées et testées dans le cadre du projet démonstrateur Ademe Smart Electric Lyon, en copropriété avec 14 partenaires industriels de la filière électrique et le syndicat Ignes. Aujourd’hui, les spécifications de cette interface aval sont en accès libre. Après, tout va être une question de coût… Si un acteur est seul pour développer son ERL, cela lui reviendra beaucoup plus cher que si toute une profession – ou plusieurs acteurs – se regroupent pour le faire. L’ERL doit, à terme, coûter très peu à l’utilisateur final. Et certains vont certainement le proposer gratuitement… En Angleterre, c’est ce qui s’est finalement passé. Mais, dans cette bataille qui se prépare, notre rôle est de créer des conditions favorables au développement de solutions aval compteur, comme des lieux où les entreprises peuvent venir tester leurs matériels en toute confidentialité.
Vous êtes donc un facilitateur « neutre » du dispositif…
Bernard Lassus. Totalement et, en tant que service public, on y a tout intérêt ! Plus les services autour du compteur vont se développer, plus Linky sera promu auprès des consommateurs. Pour le fournisseur d’énergie par exemple, le « plus » du compteur est de lui apporter des données, si le client donne son accord, pour arriver à déterminer le bon service qu’il doit rendre au client. S’il peut analyser la courbe de charge et en déduire ses habitudes de consommation d’électricité, il va pouvoir affiner son offre. Il y a là un enjeu énergétique et financier majeur.
Cela veut-il dire que l’on va voir se multiplier les offres ?
Bernard Lassus. Tout à fait. Je pense qu’il y aura des offres par segments de marchés, pour les étudiants, les résidences secondaires… et quelque chose autour de la précarité, c’est la loi qui l’impose. On commence d’ailleurs à voir quelques propositions de Total Spring (ex-Lampiris), Engie, EdF, Direct Energie… Un deuxième type d’offres devrait apparaître également, liées à la Smart Home. Ce pourra être très divers car, dans le compteur, vous avez dix index du fournisseur qui peuvent s’associer à huit contacts normés… Nous ne sommes donc qu’au début d’une compétition.
8 millions de compteurs Linky ont été posés à fin 2017, 16 millions le seront à fin 2018.
Quels acteurs voyez-vous émerger derrière ces offres ?
Bernard Lassus. Ceux que j’ai déjà cités, mais aussi Orange, La Poste [Lors du CES 2018, Enedis a annoncé un partenariat avec le Hub Numérique du groupe La Poste, NDLR], Schneider Electric, EdF, Miele, Bosch, des start-up… On peut même imaginer l’arrivée d’un Google avec son thermostat intelligent Nest. De notre côté, nous allons essayer de nous insérer sur les dispositifs au niveau de la recharge des véhicules électriques, de l’autoconsommation collective dans les immeubles collectifs … Soit le comptage intelligent en apportant de l’infrastructure, de la donnée et des services pour toutes les parties prenantes que sont le client, les collectivités territoriales, les fournisseurs d’énergie. Nous allons participer à l’optimisation de l’utilisation de l’ensemble de tout ce qui se passe sur le réseau. Avec la montée en puissance du photovoltaïque, de l’éolien ou de l’hydraulique, mais aussi de l’autoconsommation, on voit bien que l’on va être amené à traiter un ensemble de données pour avoir une approche beaucoup plus locale de la conduite du réseau… Nous allons devenir en quelque sorte le cerveau de la conduite du réseau et l’acteur de confiance pour optimiser les politiques locales d’efficience, de mise en place du solaire, etc.
On prévoit plus de 800 000 véhicules électriques en France en 2021. D’ici à 2030, 7 millions de bornes de recharge seront installées sur tout le territoire. Dans ce déploiement, où se situera votre intervention ?
Bernard Lassus. L’idée est simple. Imaginez que près de chez vous un immeuble est construit où sont mises en place des recharges rapides pour véhicules électriques… Si Enedis ne régule rien, quand uniquement deux véhicules se brancheront au même moment, il n’y aura plus d’électricité autour de cet immeuble. Il faut donc que l’on apporte les données aux différents acteurs pour que tout ceci se fasse de manière harmonieuse. La dimension d’intérêt général et collective est primordiale. D’une part, il faut que l’on anticipe cela et, qu’ensuite, nous travaillions avec les collectivités territoriales et les industriels, tel Schneider Electric par exemple. C’est un sujet émergent et les projets fleurissent…, mais on peut supposer qu’à un moment donné, il y aura convergence.
Dans dix ans, que sera devenu Enedis ?
Bernard Lassus. En interne déjà, tous nos métiers auront bougé, car nous allons disposer d’une connaissance de nos matériels et infrastructures beaucoup plus pertinente et précise, avec des services plus efficaces du fait de la remontée d’informations en temps réel. Une partie de notre activité sera « digitalisée », avec un système d’information au cœur de notre business. En même temps, nous serons toujours sur le terrain, car nous avons des réseaux électriques physiques à entretenir. Ensuite, par rapport à nos clients, du fait des données que nous leur fournirons, il y aura une bien meilleure maîtrise des dépenses d’énergie.
Les particuliers ont la possibilité de bloquer l’accès à leurs données. Si une majorité le fait, quel impact cela pourrait-il avoir ?
Bernard Lassus. Enedis collecte par défaut les données de consommation journalières (consommation globale du foyer sur une journée) pour permettre au client de consulter gratuitement l’historique de ses consommations, conformément au Code de l’énergie. Concernant les données plus précises comme la courbe de charge, si une majorité refusait d’en donner l’accès, cela n’aurait pas d’impact pour Enedis. Cela relève d’un choix personnel du client, selon ses besoins et les services auxquels il aura souscrit. Cependant, ces données peuvent être utiles pour le client dans le cadre de la Smart Home par exemple.
* Le 28 décembre 2017, Michaële Guégan, 54 ans, a été promue directeur de la direction des ressources humaines, de la transformation et de la santé sécurité d’Enedis, à ce poste depuis septembre 2017. Elle est chargée de mobiliser les responsables RH de l’entreprise sur les enjeux de mobilité des compétences et de parcours professionnels dans un contexte industriel en forte transformation.
** Par ailleurs, Enedis met à disposition un certain nombre de jeux de données anonymisées et gratuites au service de tous les acteurs de la transition énergétique sur une plate-forme dédiée. A l’heure actuelle, ce sont 23 jeux publiés de données de consommation électrique annuelle à différentes échelles, jusqu’à celle dite « Iris » (regroupement Insee de 2 000 habitants environ). Plus de 11 millions d‘informations ont déjà été enregistrées (40 000 autres sont en préparation).
Les chiffres clés du distributeur (2016)
- 36 millions de clients
- 13,845 milliards d’euros de chiffre d’affaires
- 3,461 milliards d’euros d’investissement
- 786 millions d’euros de résultat net
- 38 500 salariés
- Président du directoire : Philippe Monloubou