En février, Eric Doazan, psychologue et psychosociologue nous rappelait à quel point nous sommes tous concernés par la question du sens du travail. Ce mois-ci, nous avons interrogé deux chercheures de Montréal, spécialisées dans les atteintes d’ordre psychologique au travail et la manière dont les entreprises et les syndicats s’emparent du sujet. L’entretien nous amène à réfléchir au sens même de la fonction RH, souvent dévoyée.
- Mélanie Dufour-Poirier (MDP) est professeure agrégée et chercheure à l’Université de Montréal
- Francine D’Ortun (FDO) est professeure honoraire et chercheure associée au Centre de recherche et d’intervention sur l’éducation et la vie au travail de l’Université de Montréal
Alliancy. Il existe au Canada des « délégués sociaux », qui jouent dans l’entreprise le rôle de vigies, pour déceler et apaiser les souffrances psychologiques de leurs collègues. Quels enseignements peuvent tirer les Français de cette expérience ?
MDP. Ici, les délégués sociaux exercent un rôle de pairs aidants ou de sentinelles auprès de leurs pairs dans les milieux de travail : ce faisant, ils veillent à la stricte confidentialité de ces échanges, qui reposent sur une relation de confiance entre pairs. Par contre, les délégués sociaux ne disposent souvent pas d’une reconnaissance formelle et institutionnalisée pour agir comme tel. Bien souvent, ils peinent encore à négocier leur présence et la nécessité de leurs interventions. Le DRH, lui, a cet immense pouvoir de faire changer les choses.
FDO. La souffrance au travail n’est pas réservée aux psychologues… ni à l’appareil syndical. Je crois qu’il est temps de l’aborder beaucoup plus en amont de manière à collectiver les mécanismes de prévention à mettre en place dans les milieux de travail. De facto, tous les acteurs sont interpellés : les travailleurs, les employeurs, les États.
Comment reliez-vous la question de la souffrance au travail à celle du sens ?
MDP et FDO. Nous interrogeons déjà ce lien de cause à effet dans nos travaux. Il ressort clairement de nos données la perte de sens et de repères et l’essor de la souffrance au travail depuis l’annonce du premier grand confinement au Québec, en mars 2020. Notre collaborateur Christian Bergeron, qui agit comme délégué social, s’interrogeait déjà sur l’impact de la double injonction servie aux travailleurs de produire toujours davantage en haussant la qualité, sur la consommation de drogues de performance. C’était avant la pandémie. Depuis, la détresse s’est accentuée.
Quand on demande aux salariés de faire plus avec moins, on les place en situation de dissonance cognitive. Qu’entend-on par un « travail bien fait »? Comment rendre le milieu du travail moins toxique? Toutes ces questions-là demandent une réflexion de l’ensemble des acteurs et évidemment des DRH. C’est tout de même curieux que les DRH soient si effacés, que leur fonction soit si peu stratégique : sans travailleurs, il ne resterait pas grand-chose d’une entreprise !
Nous ne sommes pas des « ressources », mais des humains au travail. Des humains qui vivent et ressentent des choses, et qui amènent tout ça sur leur lieu de travail. Combien de temps faudra-t-il encore pour que ces fonctions soient vues comme partie intégrante du coeur de l’entreprise ? Au Canada comme en France, on n’y est pas.
Dans ce contexte, qu’avez-vous envie de dire aux DRH ?
MDP. Pour vous répondre de manière directe, j’ai envie de les secouer un peu. Dans le « sens » du travail, étymologiquement il y a l’idée de direction. De Futur du travail. Quel milieu du travail souhaitons-nous pour demain ?
La souffrance au travail n’est pas une invention moderne. Avec la pandémie, on pouvait effacer l’ardoise, réécrire l’histoire, mais hélas nous avons manqué ce rendez-vous-là. Alors n’attendons pas un autre séisme et commençons dès à présent à retrouver du sens.
FDO. Quelle est chez les vivants – dont l’être humain – la grande compétence fondamentale ? C’est leur capacité d’adaptation. Le sens, c’est le fait de savoir qui je suis et où je vais. C’est d’avoir une raison de me lever le matin. C’est être « signifiant », être reconnu pour ce que je fais. Et c’est aussi une question de territoire : savoir que j’ai une place dans ce grand ensemble et que je peux faire une différence.
Mélanie et moi organisons la Conférence annuelle 2022 des délégués sociaux. Elle est intitulée « Sens et affiliation » : le sens, c’est notre mission d’aider, l’affiliation, c’est un engagement à participer à cette construction collective. Si on a un problème de drogue de performance, c’est que l’on n’a pas compris qu’on était tous différents et que l’on gagnait collectivement à respecter ces différences-là.
Mais le DRH lui-même ne risque-t-il pas d’égarer sa boussole, de perdre le sens de son métier ? Après tout, c’est un salarié comme un autre…
MDP. Les DRH, nous les formons dans les grandes écoles et ils arrivent sur le terrain pour remplir des formulaires de congés ou des autorisations de frais au restaurant. Alors évidemment, ils peuvent souffrir eux aussi. Quel sens donner à leur travail ? Leur mission n’est pas simple et le contexte dans lequel ils exercent tend à les réduire à des fonctions administratives. Il leur faut, souvent, modifier les rapports de force au comité de direction. D’ailleurs, les DRH ne sont pas systématiquement au ComEx : et c’est incroyable, quand on y réfléchit. Vous pouvez faire toutes les prévisions que vous voulez, vous n’irez nulle part si vos équipes dysfonctionnent.
La fonction DRH est sous-valorisée – et sans doute de manière systémique. Je crois que cela a teinté l’inconscient collectif. Quand elle est VP (je dis « elle » car c’est souvent une femme), la DRH est souvent la plus bardée de diplômes et la moins bien rémunérée de tous les VP.
Un conseil à donner, au sujet des négociations syndicales ?
MDP. Nous formons nos étudiants à ces négociations et je leur dis souvent que les DRH ont les syndicats qu’ils méritent. Bien sûr que le DRH est un représentant de l’employeur. Mais il ne se réduit pas pour autant à une courroie descendante de transmission des ordres. Il est là pour construire une communauté de destins. Les gens sont intelligents : quand vous leur faites sentir qu’ils ont leur place, ça se passe bien. Si vous avez en face de vous un syndicat majoritaire, mieux vaut s’en faire un allié stratégique plutôt qu’un opposant, non ? Nous voyons le syndicat comme un canal stratégique de communication et d’innovation.