De manière générale, les entrepreneurs du bâtiment travaillent, pour mettre en œuvre ce qu’architectes et ingénieurs ont imaginé, à partir de documents en deux dimensions. La 3D, quant à elle, est la plupart du temps réservée aux présentations clients et aux autorités afin que ceux-ci puissent visualiser l’esthétique et l’emplacement d’une réalisation. L’approche 2D entraîne pourtant, inévitablement, un certain nombre de questions et des situations dans le cadre desquelles certaines installations prévues par les concepteurs du projet ne sont en fait pas réalisables.
La modélisation 3D n’a rien de nouveau, mais la technologie BIM (ou « Building Information Modelling ») permet d’aller encore plus loin. Avec celle-ci, les trois dimensions spatiales peuvent être enrichies de calendriers et d’informations liées au coût d’un projet –ou d’une partie d’un projet– afin de créer une maquette en 5D, voire, si on y ajoute des données liées à la maintenance, en 6D. Ces différents éléments interagissent afin que les informations relatives aux quantités, coûts et au calendrier du projet puissent être rapidement exportées. Et, comme dans un tableur, un changement relatif à l’une de ces catégories déclenche automatiquement des ajustements sur les autres éléments.
En utilisant la technologie BIM, les différents intervenants peuvent mieux visualiser les relations entre la structure elle-même et l’ensemble des systèmes impactant son esthétique, sa performance et le coût de sa construction. Dans un ouvrage fonctionnel (comme un hôpital ou un aéroport, par exemple), les plafonds doivent pouvoir accueillir différents systèmes techniques : ventilation, climatisation, plomberie, réseaux d’air comprimé et de gaz, etc. En intégrant l’ensemble de ces éléments à une modélisation en 3D, les ingénieurs et les différents entrepreneurs peuvent organiser ces espaces de manière collaborative afin d’éviter d’éventuelles erreurs de conception en amont de la construction.
De la même manière, planifier la construction d’un bâtiment au sein de l’environnement BIM permet aux différents intervenants d’anticiper les étapes critiques de la construction et d’en optimiser la planification. Ces réalisations sont donc mises en œuvre de manière digitale avant de l’être de manière physique.
Dans le cadre de projets sophistiqués, les données concernant une réalisation sont conservées au-delà de sa mise en service. Pour les entreprises qui possèdent et gèrent une multitude de bâtiments (un groupe de distribution avec un réseau de magasins et d’entrepôts, par exemple), il s’agit de données essentielles pour la planification d’opérations de maintenance ou le replacement d’éléments vétustes –puisque le fichier BIM contient l’ensemble des informations liées à ces éléments : date d’installation, fabricant, numéro de série et caractéristiques techniques.
Où en sommes-nous aujourd’hui ?
L’idée sous-jacente à cette technologie a été introduite dans les années 1970 et les premiers logiciels de modélisation ont vu le jour dans les années 1980. La 3D est aujourd’hui utilisée pour de nombreux projets en France et en Europe, mais peu d’entre eux sont intégralement réalisés dans un environnement BIM. On peut cependant s’attendre à ce que cela change dans les années à venir, même s’il est difficile d’estimer combien de temps cela prendra.
En France, plusieurs associations professionnelles font campagne pour le BIM, y compris la Fédération Française du Bâtiment, mais aucune exigence légale ou réglementaire n’existe. Au Royaume Uni, en revanche, l’utilisation de la technologie BIM est obligatoire pour tout projet de construction public dépassant les 5 millions de livres sterling. L’Espagne, quant à elle, a proposé que le BIM soit utilisé pour tout projet public, dès 2018. Enfin, à partir de 2020, l’Allemagne exigera que la construction de routes et de réseaux ferroviaires soit planifiée en utilisant le BIM.
La situation est différente aux États-Unis où les maîtres d’ouvrages ont poussé architectes, ingénieurs et entrepreneurs à adopter la technologie BIM dans l’espoir d’accélérer la conception et la construction de leurs projets, et de simplifier les opérations de maintenance, une fois les bâtiments en utilisation. Un certain nombre d’agences gouvernementales américaines, ainsi que certains états et municipalités, exigent désormais l’utilisation du BIM, pour tout ou partie de leurs projets de construction. De la même manière, de plus en plus de grandes entreprises incluent la technologie BIM dans leurs cahiers de charges –un grand constructeur automobile américain, par exemple, demande à ce que l’ensemble des architectes, ingénieurs et entrepreneurs qu’il mandate soient capable de travailler dans un environnement BIM.
Mon collègue Randy Lewis, responsable de l’ingénierie des risques et de la prévention dans le domaine de la construction chez XL Catlin, en Amérique du Nord, a suivi l’évolution de la technologie BIM aux États-Unis ces dix dernières années. Selon lui, « il faut 3 à 4 ans pour qu’un cabinet d’architecture ou un bureau d’étude soit capable d’utiliser 80 à 90% des fonctionnalités du BIM ». Il souligne également deux problèmes majeurs liés à l’adoption du BIM.
« D’abord, il s’agit d’un investissement considérable. En plus du coût de la licence pour le logiciel, les entreprises de conception et de construction doivent souvent mettre à jour leur parc informatique. Sans compter les coûts liés à la formation à ce nouvel environnement et l’embauche, parfois nécessaire, d’un Responsable BIM (équivalent pour le BIM du technicien CAD). »
« Ensuite, toutes les entreprises et tous les employés –au sein d’une entreprise– ne se mettent pas au BIM au même tempo. Pour certains, cela peut prendre plus de temps que pour d’autres. J’ai par exemple travaillé sur des projets dans le cadre desquels l’un des ingénieurs était parfaitement opérationnel dans l’environnement BIM alors que ses collègues étaient à la traîne. Chaque étape du projet, ou presque, devait ainsi également être réalisée en 2D. »
Malgré ces potentiels freins, Randy ne peut que reconnaître les avantages du BIM. Dans le cadre d’un projet sur lequel il a travaillé, l’un des intervenants à suggérer que l’orientation de la structure soit décalée de 20 degrés. L’architecte et le maître d’ouvrage ont pu visualiser ce décalage sous différents angles et conclure qu’il n’aurait pas d’impact pour les occupants du bâtiment, les bâtiments adjacents et le trafic aux alentours de la réalisation. Ce changement a permis de réduire le coût de la construction de 250 000 dollars US.
Le BIM, plus ou moins de risque ?
Une plus grande collaboration permettra-t-elle de réduire le risque pour les professionnels du secteur et, en conséquence, leurs primes d’assurance ? Ou bien le BIM induira-t-il, au contraire, un risque accru en brouillant les limites de la responsabilité de chacun, lors de la conception et de la construction d’un projet, et lorsqu’un sinistre survient ? Quid du risque cyber, puisque les applications BIM sont de plus en plus souvent stockées dans le cloud ? Et, enfin, qu’en est-il des problématiques liées à la propriété intellectuelle dans un environnement partagé ?
Pour l’instant, ces questions restent de l’ordre théorique et il est encore trop tôt pour statuer sur l’influence de la technologie BIM sur le niveau de risque et de sinistralité des projets de construction. Selon Randy Lewis, il y a pour l’instant eu au moins un cas où l’avocat d’un plaintif a demandé la réalisation d’une modélisation 3D d’une structure conçue en 2D afin de mettre en exergue les erreurs de conception et les incohérences du projet. Et les tribunaux lui ont donné raison.
Randy recommande aux ingénieurs et aux architectes participant à un projet BIM de bien préciser à leurs clients quand leurs plans leur seront remis. Il explique : « Lorsque des concepteurs travaillent en 2D et remettent leur travail à leur client –qui est le propriétaire des plans–, ce dernier devient responsable de tout changement réalisé à partir de ce moment. À l’inverse, l’environnement BIM est dynamique et évolutif, ce qui peut poser problème lorsqu’il s’agit d’identifier quand un changement a été fait, et par qui. Nous suggérons donc aux architectes et aux ingénieurs d’informer leurs clients qu’ils ne sont plus responsable des lors qu’un projet leur a été remis. »
Les acteurs du BTP européens commencent à adopter la technologie BIM et on peut s’attendre à ce qu’ils rencontrent, dans les années à venir, un certain nombre de difficultés –notamment en ce qui concerne leur capacité à collaborer davantage. Néanmoins, l’expérience du Royaume Uni et des États-Unis suggère que travailler de manière collaborative en 3D, 4D, 5D, voire même en 6D, présente des avantages certains pour les professionnels du secteur, de la conception d’un projet, a la maintenance d’un bâtiment –une fois en activité– en passant, bien entendu, par sa construction.