À l’heure de la surinformation, l’attention des internautes est devenue une denrée rare. Ce sont bien les grandes plateformes qui tirent leur épingle du jeu : verrouiller un utilisateur sur son service est simple dès lors que la sécrétion de dopamine est indéfiniment stimulée. Appelé brainhacking, ce piège affecte directement notre capacité de concentration, y compris au travail. La bataille de l’attention ne fait que commencer pour les entreprises qui explorent plusieurs pistes pour permettre aux collaborateurs de reprendre le contrôle.
Appelées “dark pattern”, ces techniques n’ont qu’un seul but : activer les biais cognitifs des utilisateurs pour les piéger le plus longtemps sur un service ou une plateforme. Si les grandes plateformes du web ont choisi de dissimuler ces pratiques dans le design de nos interfaces, c’est justement car la bataille de l’attention est rude. La prolifération des nouvelles technologies dans nos vies a ouvert l’accès aux sources d’informations en instantané. Un flux continu et saturé qui peut être envahissant s’il n’est pas maîtrisé.
Pendant ce temps, c’est la concentration qui en pâtit le plus. En 2015, Microsoft a réalisé une étude auprès de 2000 canadiens et le constat est sans appel : la capacité de concentration moyenne de l’être humain est passée à 8 secondes, soit 4 secondes de moins qu’au début du millénaire..
Mais quelques plateformes tirent leur épingle du jeu. Les Gafam ont bâti des empires de la donnée, destinés à appréhender nos usages numériques. De son côté, Facebook a déboursé entre 500 millions et 1 milliard de dollars pour s’offrir CTRL-labs, une start-up spécialiste de l’interface cerveau-machine et Elon Musk continue également ses recherches du même type avec sa filiale Neuralink. Les avancées en matière de neurosciences n’échappent donc pas aux géants, pour verrouiller encore plus nos expériences virtuelles.
Quand les réseaux sociaux envahissent la vie au bureau
Quels impacts ont les réseaux sociaux sur l’agencement de notre temps de vie quotidienne ? Nous l’avons vu, le climat d’abondance numérique dans laquelle nous vivons, travaillons et interagissons produit une accélération du temps et une saturation de l’information. Cette même connectivité à portée de doigt peut donc être source de “technostress”.
En moyenne, une personne touche 2617 fois son smartphone par jour. Et “par jour” ne signifie pas exclusivement en journée car une étude de Deloitte de 2016 montre bien que 41% des Français consultent leur portable une fois le soleil couché. Une autre étude, réalisée par Kantar Tns pour Orange, a trouvé que 50% des Français ne peuvent pas se passer d’internet ou de leurs applications mobiles pendant les vacances.
Cette dépendance technologique prend le pas sur la réalité et ne se cantonne pas aux usages quotidiens. Elle est aussi suivie de très près par les entreprises. Une étude de 2018 réalisée par Microsoft auprès de 20 000 employés européens pointe du doigt la source de distractions que ces technologies peuvent produire, tout en nuisant à la productivité. En effet, 58% de l’utilisation d’Internet au bureau est devenue personnelle, selon une autre enquête réalisée par Olfeo en 2016..
Captologie et temps de cerveau disponible
Comment en sommes-nous arrivés là ? Pour le comprendre, il faut revenir au début du millénaire. Le chercheur B. J. Fogg est considéré comme le père de la “captologie”, cette technique de manipulation par le design numérique théorisée au sein d’un ouvrage publié en 2003. Depuis 1993, le directeur du “Persuasive Technology Lab” à l’université de Stanford a centré ses recherches sur la façon dont ces technologies peuvent être utilisées pour influencer le comportement des internautes.
Dans un entretien pour l’ADN en novembre 2019, B. J. Fogg tient en revanche à distinguer deux branches de sa discipline. En parallèle de cette “technologie persuasive”, ce dernier a donné naissance au “design comportemental”, visant non pas la persuasion mais plutôt l’influence. Il aborde notamment la question de l’influence de personnes qui sont sensibles à la question du dérèglement climatique mais qui ne savent pas comment passer à l’action. Une technique similaire en tous points au nudge, ce “coup de pouce” qui pousse inconsciemment les personnes à adopter certains comportements – à l’image de la célèbre mouche imprimée au fond d’urinoirs qui incite à mieux viser.
Du neuromarketing aux dark patterns
La psychologie comportementale a été largement utilisée au cours du XXè siècle et en particulier par le marketing. Les sociétés commerciales ont compris l’intérêt de cette discipline et ont commencé à soutenir financièrement les recherches sur le cerveau pour comprendre l’effet des publicités sur le comportement du public. On parle alors de neuromarketing cette manière d’identifier les zones cérébrales activées face à un message publicitaire pour mieux prédire les comportements des consommateurs.
Sur le net, ces méthodes se sont aussi adaptées. Pop-ups intempestives, cases précochées, désabonnement masqué, ajouts involontaires dans le panier …les “dark patterns” ont été théorisés par l’expert en expérience utilisateur (UX) Harry Brignull en 2010.
Ces procédés de manipulation des biais cognitifs soulèvent des questionnements éthiques, à tel point qu’une proposition de loi visant à les interdire a vu le jour aux Etats-Unis. Le “DETOUR act” (Deceptive Experiences To Online Users Reduction) a été déposé l’année dernière par la sénatrice du Nebraska Deb Fischer et le sénateur de Virginie Mark Warner pour rendre illégale l’utilisation de dark patterns sur les plateformes comptant plus de 100 millions d’utilisateurs actifs par mois.
Renverser “la crise de l’attention numérique”
C’est à San Francisco que l’on retrouve le plus d’ingénieurs repentis, au coeur de la Silicon Valley, là où les acteurs technologiques les plus puissants se concentrent. Facebook a sans doute été le plus concerné par ces départs : nous pouvons citer par exemple l’ex-président Sean Parker, l’ancien vice-président Chamath Palihapitiya, le créateur du bouton “like” Justin Rosenstein ou encore Roger McNamee, un des premiers investisseurs de la plateforme. Tous ont rejoint la lutte contre les addictions du petit écran, aux côtés du gourou en la matière : Tristan Harris.
Lorsqu’il quitte son poste d’ingénieur chez Google en 2015, Tristan Harris décide de se dresser contre les géants du numérique et leurs pratiques. Un robin des bois de l’attention qui prône le “bien-être digital” comme rempart contre le monopole des Gafam. Il s’associe dans la foulée avec Raz Askin, fils de l’ingénieur d’Apple à l’origine du Macintosh, pour fonder l’ONG Time Well Spent (devenu Center for Humane Technology).
Concrètement, l’organisation a créé un label récompensant les technologies qui respectent notre temps disponible ; un design responsable plus intègre qui n’a pas besoin d’activer nos biais cognitifs pour fonctionner. Très vite, le Center for Humane Technology gagne en notoriété et marque d’autres adhésions d’employés de la Silicon Valley comme Lynn Fox, ancienne vice-présidente des relations presse d’Apple puis Twitter.
Après avoir contribué aux plans de piratage de l’attention les plus sophistiqués au monde, Aza Raskin et Tristan Harris incarnent désormais le front contre les technologies intrusives. Tous deux défendent une économie de l’attention plus éthique, à même de faire passer les besoins des utilisateurs avant ceux des publicitaires.
Interdire les réseaux : un bon remède ?
Revenons aux organisations qui ont décidé de s’emparer du sujet. Pour contrer cette dépendance – source inévitable de “technostress” – les entreprises embauchent des psychologues, organisent des séminaires, planifient des stages de déconnexion… En bref, tous les moyens sont bons pour limiter les usages numériques et c’est en ce sens que l’agence Into the tribe, par exemple, propose des séjours sans technologie perdus en pleine montagne ou campagne.
Les outils de détox numérique sont aussi en vogue sur le marché, à l’image notamment de Space, une application mobile développée en 2016 par Ramsay Brown, un ingénieur spécialisé dans ce type d’addiction. Avant de se connecter aux réseaux sociaux, l’appli incite l’utilisateur à prendre une bouffée d’air, le temps d’un instant. Et à partir des statistiques d’utilisation de votre téléphone, Space permet de mettre en lumière les mauvaises habitudes numériques.
Il est normal de penser que contraindre l’accès au numérique est une réponse viable. Mais est-il encore nécessaire de rappeler que l’interdiction sous couvert d’argument d’autorité n’est plus efficace en termes de management ? Priver l’accès à un service serait contre productif et provoquerait de la frustration de la part des collaborateurs, qui assimile l’usage de leurs réseaux sociaux à une pause-café pour se détendre.
Il est donc urgent de donner naissance à une réelle culture d’entreprise sur le sujet et favoriser le climat de confiance vis à vis des usages numériques – comme c’est actuellement le cas sur la question du télétravail. Qui plus est, contraindre ces pratiques serait se priver d’avantages concurrentiels en termes de marque employeur.
L’entreprise qui encourage une forme saine d’adoption des outils numériques au travail renforcera de facto son attractivité, en particulier chez les plus jeunes talents, et pourra faire de ses collaborateurs des experts du social selling (pratiques commerciales sur les réseaux sociaux).
Le remède pour les entreprises tient donc dans leur faculté à apprivoiser les usages numériques. Sans cet effort, nul doute qu’elles n’auront aucune chance face aux géants de l’attention