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Bruno Marzloff (sociologue) : « la nature et la forme du travail ne seront plus les mêmes »

Depuis l’irruption de la crise sanitaire, nombre sont les entreprises qui ont vécu la généralisation du télétravail comme un choc. Cette transformation à marché forcée impose les pratiques numériques comme un enjeu vital et pose la question de l’avenir du travail, des mobilités et de la nature même de nos relations professionnelles. Bruno Marzloff, sociologue et Président de La Fabrique des Mobilités, a accepté de délivrer son analyse sur ces dynamiques sociales en cours.

Bruno Marzloff, sociologue et Président de La Fabrique des Mobilités.

Bruno Marzloff, sociologue et Président de La Fabrique des Mobilités.

Alliancy. En 2013, vous avez publié un ouvrage intitulé “Sans bureau fixe” sur la refondation du travail et des mobilités. Pouvez-vous présenter brièvement ce que vous avez décrit dans cette publication ?

Bruno Marzloff. Quand la démographie croît de 50% en France depuis 1950, les distances parcourues vont vingt fois plus vite, amenant la voiture à plus 80% des km parcourus en France. Cette inflation structurelle s’inscrit dans une fuite en avant de l’offre au point de devenir insoutenable pour l’usager. Les villes admettent que l’élasticité à cette croissance atteint ses limites. Les usagers confirment dans les enquêtes et par de nouvelles pratiques. Cette surmobilité délétère procède d’un urbanisme en déroute d’étalement urbain et des rigidités du travail fordiste. En 2009, pour réagir contre cette dérive, nous introduisons le concept de “démobilité” en soulignant les “pointes” collectives et récurrentes d’embauche et de débauche du travail comme fauteur de troubles ; au premier chef la santé des individus, de la ville et de l’économie.

“Sans bureau fixe” approfondissait le constat. L’erreur est l’hyperconcentration de l’emploi et son écartèlement progressif de l’habitat. Cette erreur en masquait une autre, le travail à la papa dans les bureaux déraille. Le travail maintenait ses rigidités fordistes quand la bascule se faisait de l’industrie aux services et que le numérique bouleversait les pratiques. En 2013, date de publication de ce petit ouvrage, les signaux d’une émancipation du siège de l’entreprise esquissent les premiers bureaux nomades. Des actifs délocalisent leur travail, ignorent la pointeuse et cassent les scansions de l’auto-boulot-dodo. Ils inventent dans le même temps d’autres manières de travailler. La figure du “sans bureau fixe” est née, qui fait de l’autonomie la clé de la maîtrise du travail et de ses mobilités. Bien sûr cette révolution est d’abord celle d’un travail qui s’émancipe, qui s’autonomise. La suite de l’histoire prouve que l’autonomie au sein des organisations et la maîtrise des mobilités vont de pair.

Est-ce que vos conclusions sont les mêmes aujourd’hui ?

Bruno Marzloff. Mars 2020. La France à l’arrêt bascule dans le télétravail. 30% à 40% des actifs y sont plongés brutalement. Surprise, cela se passe plutôt bien. Les entreprises ont résisté au crash test. Mars 2021. Malgré des résistances, le travail à distance s’est consolidé. L’avancée désormais irréversible cherche encore son modèle. Ce ne sera pas le travail au domicile forcé par la pandémie même si une porosité s’est définitivement installée dans la sphère personnelle pour laisser filtrer les échanges professionnels. Le “sans bureau fixe“ a besoin lui aussi de temps partagé et de présentiel avec son environnement professionnel, au siège ou ailleurs, mais surtout d’escales communes avec ses pairs voisins, suggérant une forme, “l’archipel du travail.”

Cette figure permet un autre regard sur les mobilités. Le virus a violemment accéléré un ralentissement déjà engagé. Les mobilités de proximité (marche, vélo) caracolent. L’intendance (pistes cyclables, stationnement, sécurité…) a du mal à suivre mais le coup est parti. Pour le reste, le transport public en berne, soutenu à bout de bras par la puissance publique, appelle une réflexion sur son modèle. La pratique de la voiture soliste, devenue le refuge contre les contaminations, se maintient à peu près mais n’empêche pas la baisse de 28% des ventes automobiles en France en 2020. Ne parlons pas de l’aérien en détresse ! Le numérique est devenue la planche de salut universelle. Zoom s’impose comme espace de rencontre au point que le néologisme de “zoom town“ incarne aux USA un détachement du travailleur de la ville. La révolution du travail est en marche. L’injonction à réduire les émissions délétères va de pair avec la baisse des déplacements subis. L’attente puissante d’autres forme de travail est désormais là.

Vous avez coanimé un projet autour des Hubs de (dé)mobilité qui a fait l’objet d’un manifeste en mars 2019 où il est notamment préconisé de réduire les déplacements motorisés, encourager les mobilités choisies et renforcer les proximités. Le flex office est donc ce qui devrait être permis dans le monde du travail aujourd’hui ? Est-ce qu’on assiste à une maturité des organisations sur ces enjeux ? Ou est-ce simplement une réponse à la crise sanitaire ?

Bruno Marzloff. On a cru que la flexibilité se façonnait dans les bureaux du siège. De fait elle repose essentiellement sur l’agilité du travailleur, son autonomie et sa maîtrise du numérique. Les analystes de la productivité semblent d’ailleurs acquiescer. La crispation sur le présentiel est mal analysée. L’échange et la rencontre ne doivent pas se confondre avec le siège de l’entreprise. Celui-ci en est le pivot mais ne peut plus prétendre héberger toutes ces relations. Un autre modèle s’élabore à l’ombre du virus.

La Fabrique des mobilités (une association) s’est saisie de cette question en élargissant la question à la ville. D’où en effet ce Manifeste des hubs de (dé)mobilité de mars 2019. Reprenant les constats évoqués ci-dessus, il réfléchit à des réseaux de lieux maillés qui permettraient de soulager le quotidien. Dans l’idéal, il s’agit d’une part d’articuler et de redistribuer les modes de transport au niveau local en visant la réduction de l’usage de la voiture soliste. D’autre part ces hubs auraient vocation à héberger d’autres activités urbaines, dont le travail, et des ressources qui ont progressivement déserté certains territoires. Cette figure n’est pas loin de ce que mettent en place des acteurs immobiliers comme Nexity qui investit des bureaux de proximité en partenariat avec le leader français du coworking, Morning Coworking. Des territoires s’engagent aussi sur ce terrain.

Nous avons le sentiment que les interactions sociales deviennent – deviendront ? – de plus en plus rares dans le cadre de notre travail. Or, elles restent la clé pour une meilleure confiance et créativité dans la collaboration… Quelle est votre propre analyse de ce phénomène ? Est-ce qu’il est possible selon vous de se passer du monde physique pour collaborer ?

Bruno Marzloff. Évitons de confondre télétravail et travail à distance. Le domicile trouvera sa juste place, c’est-à-dire réduite, avec l’extinction de la pandémie. Dans ce cadre nouveau, les interactions sociales ne seront vraisemblablement pas moindres, elles seront autres. L’image dystopique d’un monde du travail éthéré et réduit à des “zooms” et des conversations à distance s’écroulera avec la fin de la pathologie. Bien sûr la coprésence est incontournable, mais où, comment, quand, avec qui ? C’est ce qui s’inventera demain à condition d’assumer que la nature et la forme du travail ne seront plus les mêmes et que son agencement sera plus en phase avec nos quotidiens, et enfin d’accepter que la ville change. Bref une révolution.

De manière générale, est-ce que vous pensez que l’après-crise annoncera le retour en force de l’interaction physique ? Ou assisterons-nous à des modèles plus hybrides ? Différences éventuelles selon les secteurs ?

Bruno Marzloff. Le retour aux interactions in situ ne fait aucun doute. La question est de savoir quels équilibres les protagonistes – travailleurs et entreprises – trouveront, entre le temps passé au siège et hors siège, entre le temps passé à l’écran et hors écran, entre les temps régulés et dérégulés, quelle partition du temps avec les pairs, avec la hiérarchie, et quelle hiérarchie d’ailleurs ? La question du middle management se pose car le cadre des rapports est brouillé et appelle d’autres protocoles. Il faut de plus avoir un œil sur des segmentations à l’œuvre dans le champ du travail.

Tous les boulots ne sont pas éligibles au travail à distance et ceux qui le sont ne le sont pas nécessairement de la même manière. Aujourd’hui quelques 45% des salariés du privé travaillent à distance, entre désirs, doutes et injonctions. 39% des postes ne sont pas éligibles à ce mode, selon le Ministère du travail, donc quelques 60% le sont, plus ou moins. D’ailleurs Gallup mesure aux USA 58% de télétravailleurs constants ou intermittents ou irréguliers. La projection du travail à distance dans le futur serait de 73% des actifs français. En regard, les clignotants sont au rouge sévère dans l’immobilier de bureau. Une mue s’impose face à d’autres usages. La demande se réduit au siège, les surfaces aussi, les valeurs également. Selon l’IEIF sur une base de 41% des entreprises passant à deux jours de télétravail par semaine, le gain de surface de bureaux serait de 27% en région parisienne. Des millions de m2 se videront. La donne urbaine se recompose avec celle du travail.

Vous avez largement exploré aussi la notion d’espace qui a tendance à ne plus être fixe … Et il est vrai que depuis quelques années, il y a une prolifération d’espaces de coworking permettant aux collaborateurs de travailler de manière plus flexible. Est-ce que vous pensez que ces tiers-lieux sont une piste importante pour tenter de définir le futur du travail ?

Bruno Marzloff. Avec la généralisation des pratiques numériques, l’espace et le temps ont perdu leur rigidité. Cette malléabilité n’affecte pas que les temporalités et les localisations du travail. Rien n’échappe à ces démembrements. Depuis mars 2020 une sur cinq des consultations médicales se fait à distance, tandis que le sacre d’Amazon ou le succès des producteurs/livreurs locaux sanctionnent une évolution des commerces qui font une partie du chemin vers les chalands.

Sur le même registre, l’IVM (Institut pour la ville en mouvement) a exploré la notion d’hyperlieux mobiles qui banalise l’itinérance des ressources vers les usagers. De la radiographie médicale et des consultations administratives au cinéma et même au café baladeur, n’importe quelle aménité peut envisager d’autres formes d’accessibilité qu’un lieu et horaire unique. Au sein du travail, le bureau de proximité s’est plus inventé dans le squat des cafés et des transports que dans le coworking. Tout lieu devient un espace de travail possible dès lors que des connexions 4G et internet sont disponibles en plus d’une table où poser son ordi. 

Et dans le même temps on assiste aussi à un exode rural rendu possible par la généralisation du télétravail. Tendance de fond ou simple mode éphémère ?

Bruno Marzloff. Nous n’avons pas attendu le travail à distance pour que le tropisme de la grande ville perde de son allant et que les experts parlent d’une inversion des flux sans qu’on puisse pour autant évoquer un exode. Là encore la crise accélère la mutation par cette bouffée inattendue du télétravail. Là encore le télétravail n’est que l’accélérateur et la partie la plus visible d’un phénomène beaucoup plus ample. Les enquêtes convergent pour acter une migration lente vers la périphérie des villes, à l’instar des “zoom towns“ évoquées plus haut, mais nous sommes loin d’une reconquête du rural.

En revanche, l’attraction de la métropole, canon de l’aménagement territorial et figure de la puissance de la ville, s’érode. Le refus des excès de la grande ville (congestion, pollutions, stress, bruit…) rejoint exigence de nature et les craintes sanitaires pour encourager un pas de côté. Pas trop loin de la grande ville quand même ! Bref la ville sans la ville – ses avantages sans ses séquelles. En outre la tentation du proche ranime des concepts qui fleurissaient déjà ici et là. L’ouvrage “La France à vingt minutes“ date du début des années 90 et d’autres réflexions du même acabit ont jalonné ces dernières décennies. La ville du quart d’heure, voire le quartier de la minute de l’urbaniste Dan Hill a résonné pile poil avec une attente de proximité qui bégaye entre maîtrise de son bassin de vie et repli sociétal.

Ce phénomène de décentralisation reste pour autant très anecdotique comparé à la concentration des activités économiques autour des grandes villes françaises. Est-ce que vous pensez que le numérique peut permettre plus d’inclusion dans des territoires plus isolés ?

Bruno Marzloff. Oui, un déséquilibre s’est forgé depuis, disons les années 50. Peu à peu la notion de service public, dont une des règles est l’universalité des accès, s’est étiolée dans la ruralité. Des centaines de milliers de commerces ont disparu. On parle de désert médical, et même de désert des mobilités qui rend les ruraux captifs de l’automobile. On pourrait aussi parler de désert de l’emploi. Ces abandons ont incubé la révolte des Gilets jaunes. Mais la messe n’est pas dite, car ces territoires détiennent un capital que les villes lorgnent avec envie, leur environnement naturel gage de santé et d’une liberté face à la ville et surtout leur puits de carbone devenant un atout incontournable. Et en effet le numérique réduit le privilège des villes dans ses attractivités, confère un fort levier de développement et donc de l’inclusivité possible et vient en soutien des initiatives locales. Bref le travail à distance court dans le sens de l’histoire.

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