Les délégués du CES intéressés par la ville intelligente ont dû rester sur leur faim en visitant l’espace qui lui était dévolu, tout au Nord du Convention Center. Allées feutrées, stands peu nombreux, nouveautés rares… est-ce à dire que le concept de ville intelligente est toujours dans les limbes, près de 20 ans après sa première formalisation ? Ou que la ville évolue malgré elle, presqu’à son insu, et loin du leadership des élus et des acteurs traditionnels du territoire?
C’est en effet au cœur du salon qu’il fallait aller chercher les tendances qui reformulent en profondeur le concept de ville, sans être toujours explicites.
A commencer par les constructeurs automobiles, très présents depuis quelques années au CES, qui sont maintenant plusieurs à emprunter la voie ouverte par Ford l’année dernière : le magasin mobile autonome de Baidu-Neolix ou de Toyota offre un débouché plus simple aux technologies de conduite autonome que le véhicule niveau 4 ou 5.
Mais il a surtout un intérêt économique et social : dans les villages japonais où les magasins disparaissent du fait de la pyramide des âges, voilà une solution pour continuer à trouver des produits frais près de chez soi sans avoir besoin d’un ordinateur. On peut même prendre une soupe à bord chez Yamaha, et, probablement sous d’autres cieux, acheter une pizza avec Ford.
De l’acte social – le mini magasin, à l’acte individuel – la livraison chez soi, il n’y a qu’un pas vite franchi au CES, où les robots livreurs autonomes entrent dans la vraie vie, poussés par les géants du e-commerce comme JD COM ou des startups comme Yape ou Kiwi, ou encore des industriels comme Piaggio. Amazon s’est quant à lui attaché à résoudre d’abord le point de friction de l’accès au domicile, garage, voiture etc… avec Amazon Key.
Pour ceux qui veulent quand même sortir, le CES fourmillait de solutions en tout genre pour se déplacer, trottinettes, vélos, planches de toutes formes, gyropodes, et même valises électriques. Au-delà de l’anecdote, les premiers retours semblent montrer que celles de ces solutions qui sont adoptées ne concurrencent pas que la voiture, mais aussi, par effet rebond, une partie des transports publics.
Mais pourquoi sortir ? Le CES promeut plus que jamais le domicile idéal : les technologies présentées y rassemblent toutes les attractions avec des écrans littéralement aussi grands qu’au cinéma, des fenêtres qui nous font voyager, des expositions sur tableaux connectés plus riches que n’importe quel musée, des jardins autonomes intérieurs, une cabine d’essayage virtuelle… la maison se met littéralement à notre service avec les robots compagnons, majordomes, cuisiniers, voire qui nous applaudissent pour nous accueillir !
Quel que soit le futur de ces innovations, on peut déjà y déceler deux conséquences pérennes. La première est que les robots sont amenés à devenir des acteurs économiques à part entière (qu’ils soient nos agents, ceux de nos maisons ou de process industriels), qu’il conviendra d’adresser comme tels dans les plans de développement de nos entreprises. La seconde tient à l’intimité croissante que la technologie cherche à nous imposer, en particulier dans la connaissance de notre être et de notre activité. Apple a beau jeu de communiquer sur le Strip de Las Vegas : « ce qui est dans votre iPhone reste dans votre iPhone », ça laisse quand même 1,5 milliard d’humains sous Android, qui a besoin de connaitre vos données pour « améliorer le service rendu », ben voyons. C’est pour notre bien, bien entendu, mais aussi pour celui des commerçants, pas très grave, des partis politiques, plus gênant en démocratie, voire des assureurs. Or la société des hommes mutualise les risques imprévisibles. Va-t-elle se déliter à mesure que l’imprévisible se réduit ? En tout état de cause, le risque perçu allant croissant, il va falloir se passer – ou se protéger – du cloud, que ce soit pour nos données intimes ou nos secrets industriels.
Après nos téléphones mobiles, nous voici maintenant également dans nos maisons à l’intersection de plusieurs communautés qui visent toutes à « améliorer nos vies » (« Enhancing your life » et ses déclinaisons étaient le moto le plus affiché sur les stands), dont l’une des composantes avouées est de ne plus avoir besoin – ni envie – de sortir. Le message subliminal ultime de cette civilisation algorithmique en est peut-être l’une de ses marques : « 37°C Smart Home », ou la régression radicale.
C’est là que, peut-être, se joue en creux l’avenir des villes et du politique.
Bonne année !