Collectivités : mettre l’IA et la data au service de ses administrés, oui mais comment ?

Entre craintes et souhaits de se saisir des nouvelles technologies, les élus locaux s’interrogent sur le bon cadre à adopter pour optimiser l’usage de l’intelligence artificielle et de la data. Une trajectoire d’autant plus délicate à dessiner que la science et la logique de marché continuent d’avancer en parallèle.

« L’IA ne nous renseigne pas du tout sur l’avenir mais sur nos angoisses du présent ». C’est ce que déclarait récemment Catherine Dufour, romancière et auteure de science-fiction mais aussi ingénieure en informatique. Cette dernière intervenait lors de la table ronde  « L’IA va-t-elle transformer nos villes et nos villages ? » organisée le 10 octobre par la délégation aux collectivités territoriales et à la décentralisation et la délégation à la prospective du Sénat. A écouter les sénateurs ayant pris la parole lors de cette réunion, il apparaît qu’une de leurs inquiétudes est que l’IA soit ce que les Grecs anciens appelaient un « phármakon », c’est-à-dire à la fois un remède et un poison pour les domaines auxquels on l’applique (économie, social, santé, éducation, sécurité). Chose sûre, la seule et vraie question à se poser en tant qu’élu est : pour quelle raison utiliser l’IA ? Pour obtenir quelle amélioration et pour répondre à quel enjeu sociétal majeur ?

L’IA de confiance : un sujet technologique mais surtout politique

« La technologie, c’est aussi un service public et moi, je suis pour un service public du numérique qu’on contrôle », déclarait Pierre Jannin, conseiller municipal délégué à l’innovation et au numérique de la commune de Rennes. Depuis trois ans, la préfecture de la région Bretagne (225000 habitants) est dotée d’un Conseil citoyen du numérique responsable. Ce cénacle étudie les questions liées au numérique et fonctionne en auto-saisine par les citoyens eux-mêmes ou par la ville. Il a ainsi phosphoré sur la thématique de l’IA et a identifié trois axes : sa mise au service des territoires, son influence sur les métiers et le travail au sens large et son impact sur les décisions politiques, la justice, la sécurité et l’espace public. Les réflexions du Conseil ont abouti à un rapport rendu public en février. Parmi les observations consignées, on note des attentes très concrètes : « L’IA pourrait être mise au service des territoires et de ses habitants dans plusieurs domaines, comme c’est déjà le cas dans plusieurs collectivités sur l’assainissement, la modélisation prédictive de la fréquentation des cantines scolaires pour lutter contre le gaspillage alimentaire ou encore l’éclairage intelligent. »

Des textes encadrant l’usage de l’IA et de la data existent déjà au niveau européen comme le Règlement sur la gouvernance des données (Data Governance Act) ou le Règlement sur l’intelligence artificielle (AI Act). Si un cadre régulé est indispensable pour des raisons éthiques et légales, il faut « éviter de surréguler et surtout veiller à ce que la loi demeure intelligible », a mis en garde Jean-Gabriel Ganascia, professeur d’informatique à la faculté des sciences de Sorbonne Université et membre du comité pilote de l’éthique du numérique (CNNE), également auditionné le 10 octobre.

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Formation des élus et cadres de la ville de Thiais à l’IA par le Wagon

Formation des élus et cadres de la ville de Thiais à l’IA par le Wagon

Trouver le bon cadre, c’est d’abord savoir de quoi on parle concrètement. C’est une des raisons pour lesquelles la ville de Thiais dans le Val-de-Marne a décidé de former ses élus à l’IA en partenariat avec Le Wagon. Fondée à Paris en 2013, le Wagon est une école de codage proposant des formations intensives en développement web et en data science. Durant la formation, les participants ont appris à maîtriser la rédaction de prompts efficaces. Ils ont aussi pu s’exercer sur des cas concrets, comme l’analyse de données urbaines ou la génération de rapports synthétiques sur des problématiques locales.

« Grâce à cette formation, nous serons plus facilement en mesure de réfléchir à ce que des outils d’IA générative pourraient apporter comme services à la population, notamment pour réduire la fracture numérique. Une personne âgée de 80 ans ne sait pas nécessairement se servir d’un ordinateur mais elle sait s’exprimer et écrire parfois mieux que les jeunes générations. Sur le dernier trimestre de l’année, nous allons sensibiliser les habitants de plusieurs quartiers de la ville à l’IA dans le cadre d’ateliers. Des habitants de tout âge s’inscrivent. Cela suscite un vif intérêt. Ces formations à l’IA font partie d’une politique territoriale plus large qui a pour ambition de recréer du lien en développant une vision pragmatique des choses », explique Alexandre Caussignac, adjoint au maire chargé de la transformation numérique.

Iris : un centre des opérations et de supervision (COS) pour le GPIS-GIE

La sécurité et la surveillance font partie des thématiques qui soulèvent le plus d’appréhension, que cela soit chez les élus ou les citoyens. Toutes deux sont au cœur du métier du GPIS-GIE. Créé en 2004 par 6 bailleurs et la Ville de Paris, cette structure, dirigée par Alain Bessaha, ancien chef de cabinet d’Anne Hidalgo et ex-sous-préfet du Territoire de Belfort, réunit aujourd’hui 12 bailleurs (4). Elle intervient dans 11 arrondissements parisiens et 17 communes de la petite couronne. Il assure ainsi la surveillance de 165 374 logements dont 153 578 à Paris, soit plus de la moitié des logements sociaux parisiens (268 485 logements sociaux à Paris au 1er janvier 2023 – données Apur). « Le GPIS est un service à la population. Nous recevons des appels de locataires confrontés à des troubles à la tranquillité résidentielle et nous leur envoyons des patrouilles pour les régler », décrit Alain Bessaha. Le GIE avait besoin de réduire son temps d’intervention et voulait sécuriser ses patrouilles. Un outil de pilotage était nécessaire pour optimiser le fonctionnement opérationnel de la structure. Celle-ci emploie environ 200 agents intervenant le soir et le week-end quand les gardiens d’immeubles ne travaillent pas. Cela représente environ 50000 interventions par an dont 500 menées conjointement avec la police.

C’est Ecosys Group, société spécialisée dans les éco-industries et les technologies de l’information, qui lui a fourni un centre des opérations et de supervision (COS). Le programme IRIS, destiné à définir et mettre en œuvre une stratégie data supportée par une modernisation de ses systèmes d’information, constitue le cœur du réacteur du COS. « Le principe est de récupérer des informations de natures multiples et d’être capable de faire des corrélations entre elles », explique Guillaume Parisot, senior advisor, Ecosys.

Ce centre opérationnel de supervision (COS) installé en 2022 est à la fois un outil de pilotage, de suivi et d’analyse. « Le chef d’équipe envoyé en patrouille reçoit toutes les informations sur sa tablette. Après l’intervention, il peut également faire un compte rendu simplifié avec quelques clics qui génèrent automatiquement un rapport conforme aux exigences du RGPD (pas de noms d’appelants ni de personnes sur les lieux ou d’adresses précises mais des codes correspondant à tel ou tel site du patrimoine immobilier des bailleurs) »,  ajoute Guillaume Parisot, senior advisor chez Ecosys.

IRIS est un outil collaboratif. « Tous les matins, nous envoyons notre reporting aux bailleurs et nous établissons des notes mensuelles que nous faisons parvenir à nos partenaires (ex : préfecture de police, mairie de Paris, commissariats parisiens) », précise Alain Bessaha. IRIS permet au GPIS de disposer d’importants volumes de données qui peuvent être utilisées pour produire des analyses assez fines sur des sujets spécifiques (occupations d’immeubles, nuisances sonores, patterns dans les heures de survenance des troubles de voisinage, etc.). Couplées au jumeau numérique du patrimoine immobilier et croisées avec les données sociodémographiques de l’INSEE, cette data foisonnante fournit également un portrait sociologique assez précis de l’existant.