Dans des contextes d’incertitude aussi prononcés qu’aujourd’hui, les entreprises sont démunies ! Intitulé « Déplier l’incertain », le livre qui vient de sortir, de deux chercheurs de l’Institut Polytechnique de Paris-Télécom Paris, Valérie Fernandez et Thomas Houy, leur apporte quelques bonnes pratiques à saisir pour mieux décider à l’avenir.
Alliancy. Qu’appelez-vous « l’incertain » ?
Thomas Houy. Aujourd’hui, dans notre environnement économique et face à la crise sanitaire que nous traversons, se projeter dans le futur et établir des diagnostics fiables est devenu très difficile en raison du grand nombre d’interdépendances entre les acteurs économiques. Au sein d’une entreprise, d’un écosystème ou d’un secteur d’activité, les influences sont désormais multidirectionnelles.
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Dans un monde incertain, à l’inverse d’un monde risqué, on ne peut pas savoir si l’événement à venir sera « A » ou « B », mais peut-être « C » auquel on n’avait même pas pensé… Les entreprises n’ont donc plus la possibilité d’anticiper la probabilité de survenance des événements qui, pour la plupart, restent même inimaginables à date. Sans parler de leur ampleur… La crise sanitaire actuelle en est un très bon exemple.
Et votre livre est l’outil pour y parvenir ?
Thomas Houy. C’est en effet ce que nous avons voulu faire en partant des multiples travaux menés par des chercheurs du monde entier dans différentes disciplines. Ces dernières années, ceux-ci ont réalisé des avancées majeures sur les bonnes pratiques à adopter pour prendre des décisions pertinentes dans des environnements incertains. Leurs résultats restent malheureusement pour la plupart inconnus des professionnels. Notre intention dans ce livre vise donc à transmettre aux praticiens tout le savoir issu des dernières avancées de la recherche académique pour les aider à prendre des décisions pertinentes dans l’incertain. Le tout est résumé dans notre outil, le DMC (Decision Model Canvas), d’aide à la décision dans l’incertain. Nous lui voyons deux vertus : tout d’abord de débiaiser la prise de décision dans l’incertain et ensuite, d’amener les professionnels à l’état de l’art quand ils prennent des décisions.
[bctt tweet= »Thomas Houy, co-auteur : « Il faut accepter l’idée que personne ne sait ce qui peut arriver demain et recréer de nouveaux outils pour agir dans l’incertain » » username= »Alliancy_lemag »]Concrètement, qu’est-ce que le DMC ?
Thomas Houy. Facile à manipuler, construit autour de 12 questions clefs, le DMC permet de rendre actionnables les dernières théories sur l’incertain par n’importe quel collaborateur en entreprise. Notre ouvrage s’adresse donc à tous les professionnels qui expriment l’envie de « débiaiser » et d’améliorer leurs prises de décision dans des environnements en transformation. Ces 12 cases permettent de mettre en évidence les 12 questions essentielles que doit se poser n’importe quel porteur de projet… Ainsi, nous lui montrons, case après case, chapitre après chapitre, toutes les subtilités d’une décision lorsqu’elle est prise dans un contexte imprévisible.
Auriez-vous un exemple à citer ?
Thomas Houy. Nous prenons par exemple dans le livre d’une entreprise qui veut lancer un vin bleu dans le sud de la France. Typiquement, ce projet est dans l’incertain. Demain, on ne peut pas prévoir ce qui va arriver sur un tel projet et le porteur du projet ne peut pas vraiment l’anticiper… Ce vin sera-t-il attaqué par les lobbies viticoles ? Peut-il obtenir l’appellation « vin » car il est bleu ? Les consommateurs vont-ils l’accepter ? Dans ce cas précis, on voit donc qu’il faut prendre des décisions avec des fondamentaux très différents, c’est-à-dire dans l’incertain.
Et quels sont ces fondamentaux ?
Thomas Houy. La décision doit être fondée sur 12 réponses apportées aux 12 questions que le porteur de projet doit se poser ! Je ne vais pas les détailler toutes, mais déjà, il faut savoir que dans un univers incertain, vous ne maîtrisez plus que trois choses : vous-même (vos valeurs) ; la méthode d’exploration de la bonne noire qui est devant vous et le rythme de cette exploration. Pour lancer un projet, il va donc falloir se tourner davantage vers soi-même que vers les objectifs que l’on essaie d’atteindre.
C’est-à-dire ?
Thomas Houy. Aligner absolument les valeurs du projet avec les valeurs fortes du porteur de projet et avec les valeurs de l’organisation ! D’où l’importance de lancer des projets qui vous tiennent à cœur. Dans l’incertain, la faisabilité d’un projet tombe… Ce qui compte, c’est la désirabilité du projet et votre entourage, soit l’entreprise.
D’autres questions que vous leur posez ?
Thomas Houy. Dans la 2ème case, on demande au porteur de projet : « Quelles sont les choses dont vous êtes absolument certain sur votre projet ? »… Là, il faut qu’il comprenne que tout ce qu’il « dit » savoir est en fait ce qu’il « croît » savoir. Dans l’incertain, il y a énormément de biais comme celui des survivants (quelqu’un l’a-t-il déjà fait et a-t-il réussi ?), l’effet cigogne ou le paradoxe du faux positif (la notion d’expertise tombe autour d’un projet)… En clair, tout ce qu’il prend pour « certain » est très souvent faux : on déconstruit donc les certitudes de son projet.
La troisième case concerne les angles morts autour d’un projet. « Qu’est-ce que vous savez ne pas savoir ? Quels sont vos angles morts ? »… On lui indique ici : attention, il y a toujours deux niveaux dans les inconnues : les inconnues « connues » et les inconnues « inconnues » (soit toutes les choses autour d’un projet que le porteur de projet ne sait pas ne pas savoir). On l’ouvre ainsi au fait qu’il doit aller chercher ces informations en allant explorer toutes ces « inconnues », aller vers les choses surprenantes autour de son projet.
« Déplier l’incertain » (185 pages), par Valérie Fernandez et Thomas Houy. Ces deux universitaires publient ici leur troisième livre.
Les entreprises sont-elles prêtes à appliquer un tel outil ?
Thomas Houy. La méthode a été fondée avec et pour les entreprises. Il a donc été co-construit sur la base d’observations. Notre outil s’adresse aux entreprises de tous les secteurs et de toutes tailles, y compris les administrations. Nous avons donc fait cet outil que l’on décrit dans le livre (chaque case est un chapitre), mais aussi un MOOC gratuit sur Coursera (« Manager dans l’Incertain »), qui comporte 12 vidéos « tutoriels » de 15 minutes sur chacune des cases avec des applications (notamment autour de notre projet du DMC) et, enfin, un site internet (www.incertain.fr). On veut que notre outil soit très actionnable, nous sommes vraiment dans une dynamique d’ouverture ! C’est notre contribution au renouvellement des outils d’aide à la décision dans l’incertain car, dans un tel univers, il faut avoir une attitude offensive et non défensive.
N’existait-il pas d’autres outils fiables précédemment pour faire les bons choix ?
Thomas Houy. Tous les outils à disposition – Business Plans, études de marché ou études de la concurrence – ont été pensés dans le monde d’avant, c’est-à-dire dans un monde stable. Dans des contextes d’incertitude, ces outils sont totalement inopérants. Quand on prend une décision dans l’incertain, peu importe à quel niveau dans l’organisation, on pense souvent que l’observation des événements passés et leur expérience vont aider à prendre la bonne décision. Malheureusement, dans l’incertain, le passé ne peut aider personne, demain étant imprévisible…
Qui sont les deux auteurs ?
Valérie Fernandez est directrice de recherche, docteur en théorie des organisations, ancienne normalienne et diplômée de Sciences Po Paris. Elle est professeur en économie du numérique à l’Institut Polytechnique de Paris-Télécom Paris et a porté la création de plusieurs partenariats de formation avec HEC, Essec, Sciences Po Paris, l’Ecole Polytechnique et Zhejiang University.
Ses travaux de recherche s’inscrivent dans le cadre de programmes en collaboration avec des organismes internationaux (Commission Européenne, CNRS, Berkeley University, PUC Chine, …) et de grandes entreprises (Thales, Atos, Carrefour…). Elle est l’auteur d’une soixantaine d’ouvrages et articles scientifiques où elle questionne les démarches d’innovation au sein des organisations.
Thomas Houy est docteur en sciences de gestion et exerce la fonction de maître de conférences en management à l’Institut Polytechnique de Paris–Télécom Paris. Il est co-directeur scientifique du Master 2 « Innovation et Transformation Numérique » créé avec Sciences Po Paris. Il enseigne la stratégie d’entreprise dans plusieurs établissements d’enseignement supérieur, en France et à l’étranger : Télécom Paris, Sciences Po Paris, Université Paris-Dauphine, Essec, Shanghai Jiao Tong University,…
Ses recherches intègrent des considérations sur la prise de décision dans des contextes en transformation. Il est l’auteur de nombreux ouvrages et articles scientifiques. Entrepreneur à plusieurs reprises, il accompagne aussi des grands groupes et start-up dans leur stratégie.