L’arrêt d’une grande partie de l’activité économique, le télétravail généralisé (pour ceux qui le peuvent), la pression psychologique liée à la situation sanitaire et à l’incertitude… Tous ces éléments se sont cumulés brutalement ces dernières semaines pour créer un cocktail explosif en matière RH au sein des entreprises. La situation demande aux DRH et aux managers d’acquérir de nouveaux réflexes, au plus vite.
Dans la plupart des entreprises pouvant fonctionner de la sorte, l’attention a été pendant plusieurs jours figée sur le télétravail. La mise en œuvre de nouveaux processus et d’une nouvelle organisation n’a rien d’évident, même pour les entreprises technologiques les plus préparées. « Nous avions entre 20 et 30 000 personnes se connectant chaque jour à distance pour travailler. Aujourd’hui, se sont près de 170 000 connexions » a ainsi témoigné Fran Katsoudas, chief people officer de l’entreprise informatique américaine Cisco, lors d’une table-ronde (virtuelle) jeudi 26 mars.
Outre la protection sanitaire, les urgences ont ainsi souvent été d’assurer la connectivité de base, puis la disponibilité des outils de collaboration pour tous, ainsi que de mettre en oeuvre des solutions ad-hoc pour des besoins métiers très spécifiques… et évidemment de sécuriser l’ensemble.
En France, les témoignages d’entreprise se sont eux-aussi succédés. A l’Institut de l’Entreprise, des représentants de BNP Paribas expliquent ainsi que la mise en télétravail prolongé s’est avérée délicate tant pour des raisons techniques qu’humaines. Sur 60 000 salariés un maximum de 12 000 pouvaient auparavant recourir au télétravail dans le groupe bancaire et son système d’information a dû faire face au triple des connexions depuis le confinement : « Cela a été difficile les deux premiers jours, mais fonctionne désormais très bien. […] Le télétravail en continu est une chose difficile pour tout le monde, a fortiori pour les personnels n’y ayant jamais recouru ».
S’adapter au « new normal » dans la durée
Mais, passés les premiers jours et l’adaptation plus ou moins chaotique, c’est rapidement la gestion du long terme qui devient une préoccupation majeure. « Comme nous, beaucoup d’entreprises se sont rendu compte qu’elles pouvaient faire beaucoup plus à distance que ce qu’elles ne pensaient. Plus encore, nous constatons que tout le monde est connecté et travaille très dur… mais comment faire pour que cela soit durable ? » s’interroge ainsi Fran Katsoudas.
Cette logique du « new normal », abondamment utilisée par Cisco, ne leur est évidemment pas exclusive. Beaucoup d’entreprises ressentent confusément les changements sur la durée qui vont invariablement devoir se mettre en place. D’autant plus alors que les effets négatifs sur le moral des individus pourraient rapidement se voir. Ainsi, un sondage mené par la plateforme d’interim Qapa après une semaine de confinement, souligne que de nombreux français déclarent qu’ils ne supporteront pas de rester chez eux plus de deux ou trois semaines. En parallèle, si 43% pensent avoir besoin d’un accompagnement psychologique pour faire face à cette crise, 89% déclarent aussi que leur entreprise n’en propose pas.
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Sans doute conscient de l’enjeu, un grand groupe comme BNP Paribas a misé sur un suivi étroit des collaborateurs, grâce à l’implication plus importante de ses référents RH et à une plateforme en ligne d’assistance psychologique, nommée « Stimulus ». De nombreuses solutions technologiques ont rapidement été mise en avant pour adresser les risques psychologiques liées à la crise, que ce soit en essayant de recréer des moments de sociabilité partagé, comme Tribalee ou VirtualCoffee, ou plus généralement pour se doter des moyens de suivre l’état d’esprit des collaborateurs, comme le propose par exemple Bleexo.
Les managers en première ligne
Dans une logique de long terme, « préserver l’essentiel, c’est aussi préserver ses forces vives, la santé des équipes évidemment, mais aussi leur moral, puis leurs compétences pour leur faciliter la reprise… et retrouver un chemin de croissance. » note pour sa part Jérôme Julia, associé chez Kea & Partners et président de l’Observatoire de l’Immatériel, concernant l’importance des décisions qui se prennent aujourd’hui pour préparer l’avenir.
Or, quand il est question de préserver les collaborateurs, leurs managers se retrouvent théoriquement en première ligne. « Nous ne sommes pas tous logés à la même enseigne lors d’une crise de cette ampleur. Les managers ont un important travail à faire pour identifier individuellement les contextes au sein de leur équipe » met en avant Claude Bodeau, partner chez Wavestone et coach spécialisé dans l’accompagnement des situations difficiles comme les plans sociaux. « Il existe déjà des critères pour déterminer si les personnes sont en détresse ou en burn-out. Il faut les employer. Avec qui vit le collaborateur ? Où ? Avec quelles relations ? Un réseau social étendu ou des carences affectives ? Ces questionnements directs sont importants pour déterminer les populations à risque du fait du confinement. Il faut donc que les managers appellent directement en one to one les personnes, si possible en visio-conférence : pour savoir comment elles se sentent. C’est une responsabilité extrêmement importante à porter » insiste-t-il. Le spécialiste encourage donc les entreprises à multiplier les séances de coaching à distance, individuelles, pour les managers dans ces temps difficiles. Il s’agira par exemple de favoriser un partage sain de l’information, face aux réflexes de certains managers d’en faire la maîtrise une source de pouvoir personnel.
En particulier, pour Claude Bodeau, quatre aspects doivent être développés : d’abord l’empathie, la bienveillance et l’écoute face à la gestion des difficultés personnelles de chaque collaborateur ; ensuite le travail sur le sens à redonner à chaque projet dans l’entreprise face à la tentation de se dire que « plus rien ne compte » ; et en complément la clarté sur les impératifs opérationnels : planning, livrables, deadlines… et pourquoi ils sont encore importants aujourd’hui. Enfin, le manager doit savoir partager la confiance, expliquer pourquoi il compte sur une personne, justement parce que la situation est compliquée et troublée. « Autour de ces quatre sujets de discussions, les personnes vont pouvoir se découvrir les unes les autres. Démultiplier les liens one-to-one est tout aussi important que de détecter les managers et les collaborateurs en difficulté avec l’aide des psychologues du travail » rajoute le coach.
Plus d’autonomie et de nouveaux leaders
Fran Katsoudas partage ce sentiment : « Le rôle des leaders doit changer. Nous devons être tout d’abord beaucoup plus transparents sur ce que nous savons… et que nous ne savons pas. C’est une forme de vulnérabilité qu’il faut dorénavant accepter et auxquels beaucoup n’ont pas l’habitude ». La reconnaissance par le manager de ses limites se traduit également par la capacité d’écoute et le fait de s’en remettre à des experts de la santé mentale. « Il est critique d’écouter ce qui inquiète les collaborateurs. Aujourd’hui, « comment allez-vous ? » doit-être une vraie question, pas une autre façon de dire bonjour » admet-elle. Avant de préciser : « Nos organisations ont besoin de définir beaucoup plus largement ce qu’est un leader. Potentiellement n’importe qui peut l’être et beaucoup ont besoin de l’être. Malheureusement il n’existe pas de « modèle type » pour aider cette transformation, mais je crois que l’on doit donner une « intention » en tant qu’entreprise, qui peut aider à endosser ce rôle ».
« Le fait que l’Italie ait été touché avant la France a permis à nos managers d’anticiper la transition sur le mois de mars, et nous étions prêts au moment du passage en confinement » note pour sa part Clémence de Saint-Aubin, DRH de l’éditeur VMware en France, avant de préciser : « En revanche, le fait que cette situation touche à la fois les entreprises et les particuliers est inédit. Beaucoup de nos collaborateurs doivent donc gérer leurs enfants à la maison en même temps que leur travail, et ce, pour une durée encore indéterminée. Nous avons confiance en la rigueur professionnelle de nos collaborateurs et leur laissons la liberté de s’organiser en fonction de leurs impératifs pour limiter le stress et l’épuisement ».
Inventer les modèles managériaux de demain reste un défi, mais en situation de crise, les organisations peuvent être plus enclines à expérimenter et à se donner le droit à l’erreur. Par ailleurs, des exemples existent déjà de cette montée en puissance de « nouveaux » leaders dans les organisations. En effet, c’est un développement assez comparable à celui du mouvement d’empowerment des salariés.
Et de façon paradoxale, ce sont souvent des entreprises sous forte contrainte, en matière de planning et de gestion des effectifs comme le retail ou les centres d’appels par exemple, qui en font le meilleur usage. Ces dernières années, ce sont ainsi des approches de « social planning » qui ont émergé, permettant aux collaborateurs de gérer de façon plus autonomes leurs horaires en tenant compte des impératifs de l’activité. Les modèles les plus avancés vont jusqu’à mettre en place des bourses d’échange collaboratives, pour que les salariés puissent se remplacer d’eux-mêmes en fonction de leurs contraintes personnelles. « Nous avons des témoignages de clients, comme Hyper U, Intermarché, RATP… qui ont intégrés des dispositifs de social planning à des niveaux différents » reconnait Stéphane Chambareau, responsable marketing de l’éditeur français Holy-Dis, spécialiste de la gestion des plannings et des temps, qui a réuni ses observations et entretiens avec des managers sur le sujet dans un livre blanc intitulé « Social planning : effet de mode ou lame de fond ? ».
Bien entendu de tels changements ne s’improvisent pas et ne se mettent souvent pas en œuvre en quelques jours, mais la crise est aussi clairement l’occasion pour les entreprises de mettre la barre beaucoup plus haut en termes d’innovations managériales que ce qu’elles ont pu faire par le passé. En effet, les organisations qui n’auront pas montré de la sorte l’étendue de leur implication vis-à-vis de leurs collaborateurs seront sans doute jugée d’autant plus durement, une fois les semaines de sidération sur la situation et de premières adaptations rapides passées.